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Elise à l’Elysée.

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Sarah.

Elle arrive en vélo seule avec son sac à dos. Devant les
studios une poignée de personnes l’attend. Un mélange hétéroclite de fans,
d’abonnés, de militants. Ils s’agitent dès qu’ils aperçoivent sa silhouette.
Ils l’acclament, font sonner des cornes de brumes, crient les slogans de sa
série. Lorsque je sors, j’essuie quelques huées. Il y a quelques pancartes à
mon intention : « Sarah Heliée, suppôt du patronat »
« Journaliste ou porte-parole du gouvernement ? ». Je m’attends
à pire, à ce qu’ils soient plus véhéments, mais en fait je ne les intéresse
pas. Ils le font pour la forme, pour faire quelques publications sur instagram…
Je ne peux pas faire autrement que de venir l’accueillir en personne. J’ai trop
bataillé pour obtenir cette interview. C’est son premier passage à la télévision,
la première fois qu’elle accepte une invitation d’un média. D’un grand média
devrais-je dire. Habituellement elle s’exprime directement sur ses réseaux
sociaux, sans filtres. Avec ses propres filtres. Je pense qu’elle veut toucher
une nouvelle audience, se confronter à un autre public. Ce sera lors des quinze
dernières minutes de mon journal. Elle attache son vélo à quelques pas avec un
simple cadenas. Elle a demandé à ce que son arrivée ne soit pas filmée, je
respecte ça. Elle vient directement vers moi, ne prête pas vraiment attention à
son groupe de supporters. Elle me sert la main, courtoisement. On se dirige
vers l’entrée du studio. Elle est habillée comme dans sa web-série. Je m’y
attendais, elle entretient le quiproquo entre elle et son personnage. Je
l’accompagne jusque dans sa loge. Je lui fais un bref rappel du déroulement de
la fin de journée jusqu’à son interview. Elle acquiesce sans m’en dire plus. Je
ne sais pas si c’est du stress ou parce qu’elle ne veut pas trop se dévoiler à
moi. Elle ne me fait pas confiance, j’en suis certaine. Elle a accepté mon
invitation parce que je suis le premier journal télévisé de France. Elle m’a
trop critiquée par le passé, moi comme les autres d’ailleurs. Je la laisse dans
sa loge. Elle prend une coupe de champagne, s’installe sur le canapé et sort un
carnet qu’elle se met à lire.
Je retrouve mes équipes. On fait le point sur le conducteur de la soirée. On ne
peut pas se louper. Tout le journal est construit autour du mouvement de
contestation sociale et des prochaines élections présidentielles. Le point
d’orgue est l’interview d’Elise Duclos mais il ne faut pas qu’on la perde
avant. Thierry, mon producteur, craint qu’elle ne nous fasse faux bond. Il
suggère même qu’on laisse un agent de sécurité devant sa loge. Je refuse. Je
crains surtout qu’elle ne prenne le contrôle de son interview. Qu’elle ait
prévu un happening, quelque chose, n’importe quoi pour marquer son passage et
faire parler d’elle, encore plus. Je joue probablement ma carrière sur cette
interview. Je suis beaucoup plus stressée qu’à mon habitude. Je change deux
fois de chemise avant de passer à l’antenne. Tout le monde me souhaite bonne
chance. Je m’installe, le compteur défile. 3… 2… 1… On est à l’antenne.
« Bonsoir à toutes et à tous, merci de nous rejoindre pour ce journal du
28 février 2022. Aujourd’hui, édition spéciale présidentielle. Au sommaire de
ce soir… »
Le journal se passe bien. Aucun problème de lancement ou de prompteur, je sais
que je suis bien en rythme. J’articule bien, ma voix est claire et je me sens
plus détendue. Derrière les caméras, je vois qu’ils sont en train de préparer
Elise. Elle s’est attachée les cheveux, elle ne le fait jamais dans la série.
Je trouve que c’est bon signe, elle veut marquer une différence entre la
fiction et le réel. Je lance le dernier reportage, sur sa série justement. Elle
est à l’entrée du plateau, elle a l’air sereine. Elle me regarde fixement avec
ses grands yeux verts. Le reportage se termine, je suis de nouveau à l’antenne.
« Nous recevons maintenant Elise Duclos pour le dernier quart
d’heure ! »
Jingle, elle entre sur le plateau, me salue, s’installe en face de moi, prend
une gorgée d’eau.
« Elise Duclos, bonsoir et merci d’avoir accepté notre invitation.
– Merci à vous de m’avoir invitée.
– Elise, vous êtes comédienne, auteure, réalisatrice, vous êtes surtout connue
pour votre websérie « Elise à l’Elysée » dont vous publiez un épisode
par semaine sur youtube. Vous avez plus de 6 millions d’abonnés et chaque
épisode cumule plus de 10 millions de vues, mais je ne sais pas si nos
téléspectateurs vous connaissent bien. Est-ce que vous pouvez nous en dire un
peu plus sur cette série ?
– « Elise à l’Elysée » c’est une série de satyre politique dans
laquelle j’incarne une présidente fraichement élue, totalement idéaliste,
utopiste, presque candide en fait et qui fait face à tous les freins
institutionnels qui l’empêchent d’appliquer ce pour quoi elle a été élue. Mais
on traite ça avec beaucoup d’humour, sur un ton plutôt léger même si on veut
faire passer un vrai message.
– Est-ce que vous considérez que cette série est une série d’opposition au
président actuel ?
– Pas au président actuel en particulier, c’est une série d’opposition au
système politique et plus largement économique et social, dans lequel on vit.
Alors bien sûr il y a des références à la présidence actuelle parce qu’elle est
au pouvoir au moment où on écrit, mais ça aurait été quelqu’un d’autre, je
pense que ça n’aurait pas changé le ton du programme.
– Votre websérie rencontre un grand succès, mais tout bascule lorsqu’un
institut de sondage publie une enquête dans laquelle on apprend que 23% des
françaises et des français estiment que vous êtes la plus à même de gérer le
pays.
– Oui c’est la fiction qui s’invite dans le réel. Ça a été très déstabilisant
pour nous parce qu’on ne s’est jamais positionné politiquement. Même si, bien
sûr, les mesures qu’Elise prend dans la série, c’est des mesures qu’on estime
nécessaires dans le monde actuel pour la plupart. Les gens ont été réceptifs à
ça je crois.
– Ce résultat s’inscrit aussi dans la trainée du « Mouvement », plus
grand mouvement social en France depuis les Gilets Jaunes, et ne peut se
comprendre sans ce fossé qui se creuse de plus en plus entre les élites
politiques et les électeurs. Est-ce que vous pensez que vous avez un rôle de
porte-parole de ce mouvement de contestation ?
– Un rôle de porte-parole non, parce qu’on écrit sans leur demander leur avis.
On est simplement confronté aux mêmes réalités, on tire les mêmes constats et
dans certains cas on partage les solutions. On est plus un écho, une caisse de
résonnance.
– Ce sondage, vous ne l’avez pas commenté, vous n’avez jamais parlé d’une
éventuelle candidature, pourtant les instituts ont commencé à vous présenter
comme une candidate crédible et vous êtes aujourd’hui à 28% des intentions de
vote au premier tour.
– C’est là qu’on voit la puissance du système médiatique qui est en train de
monter ma candidature de toute pièce.
– Est-ce que ça signifie que vous n’êtes pas candidate ?
– Non.
– Donc vous êtes candidate ?
– Elise est candidate oui.
– Vous êtes donc candidate pour les prochaines élections présidentielles ?
– Moi je ne suis pas candidate, Elise Duclos n’est pas candidate. Mais Elise
est candidate. Ce sont les sondages que vous faites qui ont montré ce besoin
qu’Elise soit candidate et c’est pour ça que je suis ici ce soir, pour vous
présenter la candidature d’Elise à l’Elysée. »
Elle se détache les cheveux et reprend une gorgée d’eau. Thierry me fait signe
qu’on est en train de battre tous les records d’audience. Je lui souris
discrètement en réponse et je reprends.


François.

J’ai eu une bonne idée. On s’est rassemblé avec quelques
camarades pour regarder l’interview d’Elise. La télévision est allumée dans la
salle de réunion du siège. On ponctue les reportages du journal de quelques
réflexions. Le reportage sur nous est plutôt honnête, c’est rare. Ils ont dû se
dire qu’Elise était plutôt de notre côté et qu’elle partirait si ils avaient
l’air trop partisans. Son interview commence, c’est assez convenu. Il y a une
certaine fébrilité parmi nous. Au fond, on espère tous qu’elle ne sera pas
candidate. J’ai parié un bon resto avec Jean-Luc, et il mange beaucoup. Ça
traine un peu en longueur. J’ai l’impression que Sarah Heliée n’ose pas lui
poser la question. Enfin on aborde le sujet. 28%, elle est passée largement
devant nous dans les sondages. Elle siphonne toutes nos voix sans même être
candidate. Les instituts de sondage sont bien trop contents de nous couler
grâce à une inconnue qui n’a aucune ambition politique. Il faut vraiment que ce
soir elle mette fin à cette ambiguïté. On pourra aisément repartir en campagne
ensuite. Si les instituts continuent à la mettre en avant après ça, on pourra
facilement exposer leur subjectivité. Tout le monde se tait. Plus précisément,
plus personne ne dit rien. Au plus près de la télé, y en a un qui ose briser le
silence.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est candidate ou pas ?
– Ta gueule, écoute ! »
« – Elise Duclos, êtes-vous en train
de nous dire qu’un personnage de fiction est candidat à l’élection
présidentielle de la République française ?
– C’est exactement ça. Je l’incarnerai administrativement pour pouvoir
recueillir les parrainages, mais c’est bien Elise qui sera candidate.
– Est-ce-que vous ne trouvez pas ça dangereux comme démarche ? Vous n’avez
pas l’impression de mettre en péril la crédibilité du débat politique ?
– Il y a toujours eu des personnages de fiction qui ont fait rêver les gens.
Mais là, on a quand même un personnage de fiction qui a été plébiscité par les
sondés de manière spontanée. On n’a jamais vu Lucky Luke ou Arthur de Kaamelot
à 28% dans les sondages. Le débat politique a mis en péril lui-même sa
crédibilité. Nos élites vivent dans une fiction, dans un monde qui n’est réel
que pour eux. Le réel leur renvoie la balle en leur opposant une autre fiction.
C’est à eux de réagir pour rétablir la crédibilité du débat public. Je ne suis
pas la cause, je ne suis qu’un symptôme de leur incompétence. »
« Quelle salope ! »
L’exclamation est partie toute seule. J’ai l’impression d’être le seul dans la
salle à me rendre compte de l’impact que cette candidature va avoir pour nous.
L’électorat du président, il en a rien à faire d’une intermittente qui raconte
des conneries absurdes sur youtube. Alors que le nôtre, c’est quelque chose qui
lui plait. Je suis certain qu’on va même avoir des élus qui vont lui donner des
parrainages. Avec son principe d’antisystème, elle est en train de couler les
personnes les plus proches de ses idées. Ca fait des mois que j’essaie de
m’entretenir avec elle sans aucune réponse de sa part. Et là, elle vient de
nous torpiller sur la première chaine nationale. J’appelle Jean-Luc mais il ne
répond pas. Je n’imagine pas l’état dans lequel il est. Je lui dois un resto en
plus. Tout le monde discute dans la salle. Je vois bien qu’ils ne savent pas
quoi en penser. Je vois bien que pour certains d’entre eux c’est une bonne
nouvelle. Ils n’osent pas l’exprimer devant moi. Il va vite falloir qu’on fasse
un mémo à l’ensemble du parti, qu’on prenne position clairement et qu’on ne se
plante pas ! On a beaucoup à perdre sur cette histoire. C’est même nous
qui avons le plus à perdre. On est même déjà en train de perdre. Ils sont maintenant
tous là à dire que c’est plutôt une bonne chose, que ça va foutre un bon coup
de pied dans la fourmilière et que ça va forcer les autres à se bouger. Nadège
débouche même une bouteille de champagne. Je les avais emmenées pour fêter la
relance de notre campagne, pas le début de campagne d’une concurrente. Ils
essaient de me convaincre mais je reste sceptique. Je trinque avec eux pour
faire bonne figure. On avisera demain lors du comité de direction du parti. Il
va falloir qu’on lance une consultation si on ne veut pas perdre tout le monde.

« Quel foutu bordel ! »
J’ai pensé tout haut mais ça les fait plutôt rire. Hakim sort de l’ascenseur en
sueur.
« Ils arrivent ! Les flics arrivent ! »
On remballe tout, on remporte les cartons de tract, les caisses de champagnes,
les coupes en plastique. On replie tout le matériel qu’on avait prévu pour le
live sur facebook. Je regarde brièvement, on a rien dégradé, c’est toujours ça.

J’avais eu une idée géniale. Attendre qu’Elise dise officiellement qu’elle
n’était pas candidate. Juste après on relançait notre campagne depuis le siège
d’Ipsos occupé pour dénoncer leur partisanisme et leur tentative d’affabulation
politique. On était une cinquantaine à occuper le bâtiment. Mon idée géniale
vient de tomber à l’eau et la police charge pour nous déloger. J’arrive au
rez-de-chaussée. J’ai tout de suite les yeux et les voies respiratoires pris
par les gaz lacrymogènes. Ils ont coupé l’électricité. Les faisceaux de
lumières de leurs lampes m’aveuglent. J’entends crier, pleurer, frapper.
J’essaye de me diriger vers le fond, je trouverai bien une sortie de secours.
Soudain, une douleur au mollet, une autre au genou, je m’effondre par terre. Je
prends des coups sur les bras, les jambes, le dos puis je sens qu’on m’attache
les mains dans le dos.
« Quelle idée de merde… »


Igor.

Encore une. C’est la grande mode. Ils occupent un bâtiment
institutionnel. Un lieu de pouvoir comme ils disent. Cette fois il parait qu’y
a des politiques, pas que des gars du « Mouvement ». Faut qu’on fasse
gaffe avec les politiques. Ils médiatisent tout. Qu’on fasse bien ou mal notre
travail, ils s’en plaignent dès qu’on les prend pour cible. Le capitaine nous
briefe tous. On gaze, on attend qu’ils sortent, on arrête. On tape le moins
possible, seulement s’ils frappent les premiers. Il nous montre la photo des
responsables politiques qui sont supposément présents dans le bâtiment. Ça va
pas être facile de les repérer dans les gaz mais on fera ce qu’on peut. De
toute façon on a l’habitude. Les contestataires rebelles qui bénéficient de
protection grâce à leur aura médiatique. Ils me dégoutent. Ils embarquent avec
eux des dizaines de personnes, mais eux savent qu’ils ne prennent pas de
risque. Les gars et les filles qu’on croise sur toutes les manifs, celles et
ceux qui sont animés par l’énergie du désespoir j’arrive à les comprendre. Même
quand ils commencent à péter un câble et à nous balancer des trucs dessus.
C’est pas réfléchi, c’est pas anticipé, c’est juste leur fierté, leur dignité
qui d’un coup s’exprime brutalement au fond d’eux. Mais les responsables
politiques, ils anticipent tout ça. Le gars qu’est venu occuper Ipsos, il sait
très bien qu’on va débarquer. A coup sûr il a une équipe de tournage avec lui.
Il va faire ses images et il les utilisera pour se faire mousser. C’est un coup
d’com, et nous on est juste des figurants. Mais on ne peut pas non plus les
laisser faire. Ils occupent un lieu privé, le propriétaire a porté plainte. Si
on laisse faire ici, y aura plus de raison qu’on ne laisse pas faire ailleurs.
C’est comme ça la jurisprudence. Avec ma compagnie on est en première ligne. On
ouvre les portes, on balance les gaz, les faisceaux lumineux. On a coupé
l’électricité dans le bâtiment juste avant l’assaut. On les voit s’agiter,
chercher la sortie. Les premiers sortent. Ils ont les yeux rouges, ils avancent
recroquevillés en toussant. Pas un seul n’a de masque, ils ne se sont pas bien préparés.
On les appréhende un par un. Main dans le dos, on leur met les menottes en
plastique et on les installe dans le bus. Ils ne sortent pas tous alors le
capitaine nous ordonne de rentrer. J’en vois un au fond qui essaie de se
diriger vers les issues de secours. Je le rattrape, je frappe au niveau des
jambes. Je rate le genou au premier coup, je l’ai au deuxième. Il chute à
terre, il essaie de se relever, je frappe au niveau des omoplates, je
m’agenouille sur lui, chope ses mains et le menotte. Merde. C’était le mec de
la photo. J’ai peut-être mis un ou deux coups de trop. Pour le moment il ne se
plaint pas. Il se laisse faire. Il a plus l’air déçu qu’autre chose.
Je quitte enfin le casernement. Je devais partir avant qu’on soit appelé en
intervention. Avec la campagne pour les présidentielles et les manifs du
« Mouvement » on enchaîne les heures supplémentaires. J’ai pas eu de
nuit de plus de 3 heures depuis une semaine. J’ai pas pu rentrer chez moi alors
qu’on n’est pas en déplacement. On nous demande d’être partout alors forcément
on manque d’effectif et les gens disent qu’on est nulle part. On attend que les
promesses se concrétisent un peu. On attend que les hausses de moyens soient
effectives. Avec la campagne, les promesses reprennent de plus belle et ils
viennent tous nous rendre visite. On sait déjà qu’on les verra plus ensuite. Je
sens que je m’endors. J’allume la radio pour rester éveillé. Ils parlent
d’Elise. Mes gamines, elles sont ados maintenant, elles la regardent sa série.
J’ai vu quelques fois. Au début, j’trouvais pas ça super. J’avais l’impression
qu’elle s’moquait d’moi. Et puis maintenant ça me fait marrer aussi. Je trouve
ça pas mal qu’elle soit candidate, je pense que c’est plutôt une bonne chose,
ça va foutre un bon coup de pied à la fourmilière. Je me rappelle de cet
épisode où elle rend visite à une compagnie de CRS. Ils l’ont tourné dans mon
premier cantonnement. Ça m’a rappelé des souvenirs et puis c’était bien fait.
Ce moment où on voit la présidente qui s’essaie au maintien de l’ordre et qu’en
profite pour mettre des coups à son premier ministre qu’elle peut pas voir en
peinture. Ça m’fait marrer rien que d’y repenser. Alors je les écoute
s’offusquer à la radio et ça me la rend encore plus sympathique. Je baille,
j’me déconcentre un peu de la route. Je crois même que je ferme les yeux à un
moment. Quand je les rouvre, y a ce vélo devant moi. Une petite silhouette avec
un sac à dos, beaucoup trop proche. Le virage va à gauche, je le vois trop
tard. Je vais trop vite. Je tape la roue arrière du vélo. Il vole, la
silhouette qu’est dessus aussi. Je freine. Je pile. Je mets mes warnings. Elle
s’est étalée sur le sol à quelques mètres. Je me précipite. Elle saigne
abondamment, de la tête. Je ne la reconnais pas tout de suite. Je lui fais les
gestes de premiers secours. Elle respire encore. Je la couvre d’une couverture
de survie. C’est à ce moment-là que je la reconnais. Merde. J’appelle les
secours, je reste près d’elle en les attendant. Lorsqu’ils l’emmènent, ils me
laissent l’accompagner jusqu’à l’hôpital.


Emmanuel.

Comme si j’avais besoin de ça. Quelques heures après avoir
déclaré sa candidature à la présidentielle, Elise Duclos est percutée par un
automobiliste en pleine nuit sur une départementale de l’Essonne. Et il s’avère
que cet automobiliste est un fonctionnaire de police. On est dans la panade. La
presse est déjà au courant. Les journaux étaient déjà sous presse, mais les
matinales télés et radios s’en donnent à cœur joie. Il a fallu moins de cinq
minutes pour que les premiers parlent de crime d’Etat. Et ils se pensent
analystes politiques ! J’ai appris l’existence de cette Elise il y a
quelques semaines quand quelques instituts de sondage ont décidé de la faire
sortir de nulle part. Ça m’a d’abord étonné et puis j’ai fini par trouver ça
habile de leur part. Elise ce n’est pas une menace pour moi, bien au contraire.
Elle fragmente encore plus l’électorat antisystème. Elle a foutu un sacré
bordel, à gauche comme à droite. Moi elle m’a permis de conforter mon électorat
et de me renforcer sur mes franges. Pendant un moment j’hésitais à me présenter
à ma propre succession, à faire comme Hollande. Depuis l’arrivée d’Elise dans
le jeu politique je sais que je peux me représenter. Les partis traditionnels
n’arrivent pas à faire émerger des candidats crédibles ou des propositions
différentes des miennes. Depuis des années ils proposent sensiblement la même
politique, alors forcément maintenant que j’ai synthétisé tout ça, ils ont du
mal à refaire sortir quelque chose du lot. Alors il reste les antisystèmes, les
antilibéraux, les anticapitalistes ou les antieuropéistes, mais ils sont
incapables de se mettre d’accord. Et la candidature d’Elise venait renforcer ce
marasme ambiant. Sur twitter, ils s’envoient des piques entre eux, je ne suis
jamais autant passé entre les balles depuis mon élection. Alors un crime
d’Etat, une nouvelle affaire Coluche… Je suis le seul homme politique du pays
qui n’avait aucun intérêt à l’éliminer ! Il faut vouloir faire du buzz
pour oser sortir de telles accusations. Voilà qu’ils nous intiment de faire
toute la lumière sur cette affaire, de laisser la justice faire son travail, de
ne surtout pas intervenir. L’un d’eux conclut même en disant que depuis
l’affaire Benalla il est de toute façon impossible de faire confiance au
gouvernement sur une telle affaire. Les cons !
Christophe et Sibeth me conseillent de lui rendre une visite à l’hôpital. J’ai
peur que ça soit pris pour une énième provocation. Je crains surtout les
conséquences de cette affaire sur la prochaine manifestation du
« Mouvement ». Ils se disent déjà prêts à aller au bout. Une partie
des manifestants a fait d’Elise à l’Elysée une sorte de mascotte. Déjà la
semaine dernière ils ont réussi à conduire un mannequin géant la représentant
devant les grilles du palais. Mais Christophe et Sibeth me l’assurent, il faut
que je me rende sur place. Que je montre ma compassion. Surtout que je ne parle
pas de froid calcul politique. Si quoi que ce soit dans ce genre vient à sortir
dans le Canard, on est mal. On prévoit de tenir une petite conférence de presse
à l’hôpital, après ma rencontre avec les médecins qui la soignent. Mais ils ne
m’ont toujours pas donné de solution pour mettre fin aux rumeurs de crime
d’Etat ou au moins de crime politique. On s’essaie à quelques éléments de
langage, on cherche à développer un argumentaire mais ce n’est pas brillant. Il
faut contourner l’affect, se montrer concerné sans donner l’impression de faire
de la récupération. Sans se montrer trop distant non plus. Un vrai numéro
d’équilibriste. Pour Sibeth on pourra même passer à l’offensive rapidement.
Est-ce qu’elle portait un casque ? Est-ce que le conducteur avait
bu ? Tout ce qui peut ramener à l’accident, puisque c’est un accident même
si personne ne veut l’entendre. C’est à ce moment que Nicolas, de la DGSI,
prend la parole. Il dit que ça peut se terminer différemment. Que parfois il
faut donner à l’opinion ce qu’elle demande. Et que si l’opinion demande du sang
et une tentative d’assassinat, c’est ce qu’il faut lui donner.
Le point presse est particulièrement éprouvant. Les journalistes insistent.
J’ai insisté pour le tenir moi-même. Sibeth était prête à le faire. Il faut que
le président monte au front sur une telle affaire. C’est l’Etat qui est remis
en cause, je dois me montrer à la hauteur. Je donne tous les éléments dont je
dispose en fin de matinée. Je ne cache rien, je joue la transparence totale.
Oui ça semble être un accident. Non je ne connaissais pas Elise Duclos et je
n’avais jamais eu d’échange avec elle. Oui j’ai pu la voir dans sa chambre mais
elle n’est pas en mesure de s’exprimer. Non je ne m’attendais pas à sa
candidature et non elle n’était pas sur écoute, sous surveillance ou quoi que
ce soit s’en approchant. Oui j’ai été étonné par cette candidature, mais comme
l’ensemble de la classe politique. Et je ne me suis pas senti en danger. Oui je
me suis entretenu avec mes conseillers suite à cette annonce. Non il n’y a pas
de compte rendu de cette réunion, c’était une réunion informelle, mais à aucun
moment il n’a été fait mention d’éliminer Elise Duclos ou même qu’elle ait pu
représenter une menace pour nous. Ce n’était qu’un nouveau paramètre politique.
Raté ! On me reprend sur le fait de parler d’une personne entre la vie et
la mort comme d’un simple paramètre, de paraître particulièrement froid par
rapport à cette nouvelle. Ils sont vicieux, ils jubilent. Evidemment que je
suis touché par cette nouvelle, mais je me dois de défendre les institutions que
vos accusations mettent à mal. Je me rattrape plutôt bien. Ca les calme. Le
point presse se termine, le préfet en tiendra un vers 17 heures pour faire le
point sur l’enquête. Dernière question, on me demande si j’ai été en contact
avec le préfet depuis l’accident. Je réponds que oui. Je sais déjà toutes les
suppositions qu’ils feront de cette affirmation.


Jeanne.

Lorsque le téléphone sonne, je me doute bien que ce n’est
pas une bonne nouvelle. On ne vous annonce jamais une bonne nouvelle à 4 heures
du matin. Sauf mon mariage. Mon mari avait fait sa demande en mariage vers 4
heures du matin, pour que ce soit comme dans un rêve. Mais ce n’était pas par
téléphone. Et depuis il n’est plus là pour refaire sa demande en mariage. Et je
ne pense pas avoir de prétendant qui viendrait me faire sa demande en mariage.
Ce ne sera pas une bonne nouvelle. Je passe un peignoir en sortant du lit, je
descends jusqu’au combiné, je décroche. La police, un accident, ma fille
percutée, hôpital du Kremlin-Bicêtre. Je raccroche, je m’effondre sur le
fauteuil. Je vais m’habiller, je bois un grand bol de café et prends mes clés
de voiture. Avant de partir, je me dirige vers une boite en plastique que je
cache sous mon lit. Je la sors, l’ouvre et en tire un paquet de lettres
ouvertes. Des menaces de mort. Des dizaines de menaces de mort qu’Elise avait
reçues. Je les lui ai toujours cachées. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète.
C’est arrivé à partir du moment où les journaux se sont mis à parler d’elle.
Elle avait rien demandé. Je leur en veux, c’est à cause d’eux qu’elle se
retrouve dans cette situation. Je fonce jusqu’à l’hôpital, il n’y a encore personne
sur les routes, ça roule bien. Je fais attention malgré tout. Ce serait bête
d’être accidentée en allant rendre visite à ma fille accidentée. C’est une
blague un peu morbide mais ça me permet de prendre un peu de recul avant de me
retrouver face à elle dans sa chambre d’hôpital. J’arrive. Il y a des policiers
à l’entrée. J’ai le paquet de lettres dans mon sac à main. J’hésite à leur
donner tout de suite, mais ça attendra. Les médecins me reçoivent très
gentiment. On m’offre un thé, quelques gâteaux et on me dit d’attendre. Je ne
peux pas voir ma fille pour le moment. Il y a déjà une poignée de journalistes.
Je vois qu’ils demandent aux infirmières qui je suis. Elles leur disent que je
suis la mère. Ils viennent vers moi mais je ne veux pas leur parler. Je
m’éloigne mais ils me suivent. Un infirmier voit le manège et m’ouvre la salle
de repos pour que je puisse être tranquille. Il m’apporte une couverture et je
m’endors sur le canapé pour quelques heures.
C’est le même infirmier qui me réveille. Il me dit que c’est la pagaille
dehors. Il y a une foule de journalistes, ceux à cause de qui ma fille est là,
et que le président va arriver d’une minute à l’autre. Je demande si je peux
voir ma fille mais les médecins me disent que non. Quand je sors, je vois les
caméras, les perches, les flashs. C’est encore pire que quand je regarde la
montée des marches à Cannes ! Devant moi il y a bien une dizaine de
rangées de personnes. Je vois que ça s’agite tout devant, je devine le
président. Il rentre dans la chambre de ma fille ! Je rentre en furie dans
la salle de repos, je demande des explications. Ils me disent qu’ils n’ont pas
pu dire non aux services du président. J’assiste à la scène de loin. A leur
petit point presse. Personne ne s’inquiète de l’état de santé de ma fille. Ce
sont tous des vautours. J’attends qu’ils partent, j’insiste pour voir ma fille.
Ils finissent par me laisser entrer. Elle est entubée de partout, des machines
contrôlent sa respiration, son rythme cardiaque. Elle a les yeux fermés, les
médecins disent qu’elle peut m’entendre. Moi j’en sais rien. J’en n’ai pas
l’impression. Je m’agenouille à côté d’elle. Je lui demande de me pardonner.
J’aurais dû lui dire pour les lettres. J’aurais dû la mettre en garde. J’aurais
dû la protéger. J’aurais dû la préserver de tout ça. Lui dire de pas se mêler
de tout ça. De faire sa série, ses petits sketchs amusants, mais de pas mettre
un pied dans cette fosse aux lions. Je reste comme ça une heure. Elle ne réagit
pas. On me demande de sortir pour lui faire des soins. En sortant je demande à
des agents s’ils savent qui est en charge de l’enquête parce que j’ai des
lettres à lui remettre. Ils me proposent de me conduire jusqu’au commissariat.


Nicolas.

Il attend dans la salle d’interrogatoire. Il a l’air serein.
Ils lui ont mis les menottes. Il n’a pas demandé d’avocat pour le moment. Je
pense que ses collègues ont été plutôt gentils avec lui. Ils l’ont rassuré.
C’était un accident, il n’y est pour rien. Son dossier est propre. Igor Sirteve,
33 ans, 2 enfants, lieutenant d’une compagnie républicaine de sécurité. Un bon
avancement, une carrière normale. Même en ces temps compliqués pour les forces
de l’ordre il n’est suivi par aucune enquête de l’IGPN. Sa femme est malade,
elle aura du mal à s’occuper seule des enfants. Il n’y a plus de grands parents
pour venir l’aider. Une sœur qui habite dans le sud, un beau-frère considéré
violent. J’entre dans la pièce. Il me salue, me demande mon grade. Je lui
réponds que je ne fais pas partie de la même maison mais qu’on défend les mêmes
intérêts. Il essaie de rester calme mais ses mains s’agitent.
« DGSI ? »
J’acquiesce. Il commence à se prendre les mains, à se frotter les doigts
machinalement. Il sent que ce n’est pas normal que je sois là. Il sait que ce
n’est pas normal que je sois là.
« Pourquoi ?
– Votre accident concerne une personnalité politique de premier plan dans un
moment de trouble social. L’Etat est directement concerné.
– J’ai entendu à la radio. Ils disent que c’est une tentative d’assassinat…
C’est des conneries ! »
Il tape du poing sur la table. Il a passé sa vie à servir l’Etat, à maintenir
l’ordre. Il ne veut pas être classé avec les criminels.
« Beaucoup de monde semble effectivement croire à un attentat contre Elise
Duclos.
– C’est n’importe quoi… Comment j’aurais pu savoir que c’était elle ?
J’étais fatigué, épuisé, on venait de déloger les gauchos d’Ipsos, je rentrais
chez moi, j’me suis assoupi au volant, elle est apparue devant moi, j’ai pas
réussi à l’éviter… »
Il se prend la tête dans les mains. Je crois qu’il commence à pleurer, il ne
veut pas me le montrer.
« Je crois votre version des faits et je pense que l’enquête conclura
aussi à ça.
– Alors pourquoi vous êtes là ?
– Parce que beaucoup de monde ne voudra pas croire à cette conclusion. Beaucoup
de gens veulent que ce soit un attentat. Que ce soit un crime politique.
– Mais c’est un accident ! Un putain d’accident !! »
Il commence à paniquer. Il tremble. Ses jambes s’agitent. Je reste assis en
face de lui, j’essaie de le calmer. Je bouge doucement, je fais des gestes
précis. J’essaie de lui expliquer clairement les choses.
« Personne ne voudra croire à l’accident. L’opposition politique criera au
complot, à l’affaire d’Etat. Malheureusement notre président n’a pas su être
exemplaire précédemment, alors le soupçon est là. Le « Mouvement »
vient de perdre celle qu’ils avaient consacrée comme leur mascotte. La
contestation sociale va passer à un niveau supérieur, et vous le savez mieux
que moi, ils sont de plus en plus difficiles à tenir. Ils ne se contenteront pas
d’un accident.
– Mais j’suis pas un proche du président… J’suis pas protégé par qui que ce
soit… J’suis un fonctionnaire de police, exploité jusqu’à la moelle par le
gouvernement, poussé à bout et qui a fait une erreur de conduite !
– C’est vrai. Mais vous avez passé votre vie à servir la République et vous
pouvez encore la servir. »
Un agent rentre dans la pièce. Il me glisse à l’oreille que Jeanne Duclos vient
de s’en aller. Il dépose sur la table les lettres de menace qu’elle a reçues.
Pour le moment on n’a pas grand-chose de concret mais on continue à enquêter.
Il s’en va.
« Comme je vous le disais, vous pouvez encore servir la République.
– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
– Dites que c’était volontaire.
– Quoi ?
– Vous l’avez reconnue sur la route. Elle se moque de vous dans sa série, elle
se moque de vous et de tous vos collègues. Vous étiez exténué parce que vous
avez passé la semaine à défendre nos institutions. Elle cranait sur son vélo,
alors vous avez voulu lui faire peur. Vous ne vouliez pas la tuer, juste la
faire chuter. Vous avez voulu la tamponner, mais vous alliez un peu vite, alors
ça a été plus grave que ce que vous aviez pensé. Vous vouliez simplement lui
faire peur.
– Mais c’est faux !
– Ca deviendra vrai à partir du moment où vous le raconterez. Ca satisfera tout
le monde. Les gens ne peuvent pas se satisfaire de l’aléatoire d’un accident.
Ils n’aiment pas voir les aléas régir leur vie. Ils seront rassurés qu’une
volonté humaine, même passagère soit responsable de ce qui s’est passé.
– Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
– Parce que c’est plausible. Parce que ce tas de lettres ici, ce sont des
menaces qu’elle avait reçues, et que vous pourriez avoir écrit une de ces
lettres. Parce que vous habitiez à quelques centaines de mètres l’un de
l’autre, qu’il est possible que vous la croisiez souvent, elle qui se moquait
chaque jour de tout ce que vous défendez. Parce qu’il est possible qu’avec la
fatigue, votre colère ait pris le dessus. Parce que le monde croira cette
version.
– Une version dans laquelle je suis un assassin, dans laquelle je vais finir en
prison. Qui s’occupera de mes enfants ? De ma femme ? Je n’ai pas
fait tout ça ! C’était un accident ! Je l’aimais bien moi cette
femme ! Peut-être qu’elle se moquait de moi, mais elle se moquait aussi de
tous ceux qui sont responsables de ce qu’on vit tous les jours ! Et
j’crois bien qu’elle avait raison d’le faire.
– Igor, vous comme moi, nous cherchons à protéger la République, ses
institutions, son président. Si vous soutenez que c’est un accident, on ne vous
croira pas. Pour tous ces gens dehors, vous serez un assassin au service de
l’Etat de toute façon. Ils vous chercheront, ils vous harcèleront, ils vous
menaceront, et personne ne vous protègera. Vous les avez vus en face de vous,
dans les manifestations, vous savez de quoi certains sont capables. Alors
faites au moins le bon choix. Rendez-moi ce service, et je ferai en sorte que
vous soyez protégés, vous et votre famille. Vous ne voulez pas voir le
« Mouvement » sonner à votre porte.
– Je ne suis pas un assassin… Je voudrais voir Elise avant de prendre ma
décision.
– Je peux vous y emmener. »


Elise.

Je me réveille. J’ouvre péniblement les yeux. J’ai la
sensation d’être enfermée. Je ne parviens pas à bouger. J’entends des bruits,
des bips, des cliquetis. Ce qui m’entoure commence à se dessiner. Je distingue
des tubes, des tuyaux, des machines. Je suis allongée dans un lit. L’hôpital.
L’accident, le vélo, les secours. Je reprends conscience des dernières heures.
A côté de la porte je vois une silhouette. Un homme en costume, grand,
longiligne, cheveux courts, rasé de près, je ne le connais pas. Je sais que je
ne l’ai jamais vu. A ma droite, sur un fauteuil il y a un autre homme. Il a la
tête baissée, le crâne chauve. Il a l’air plus petit que l’autre. Il est en
t-shirt, il y a une veste en cuir sur le dossier du fauteuil. Il voit que je
suis réveillée. Il relève la tête vers moi. Je l’ai déjà vu. Il me parle. Il me
dit qu’il est désolé, que c’était un accident, qu’il n’a pas fait exprès. Je le
reconnais, je reconnais sa voix. Elle me demandait si ça allait, juste après
l’accident, si je l’entendais. C’était lui, dans la voiture. Il roulait vite,
il m’a bloquée entre le talus et ses roues avant. Je lui demande de répéter. Il
me dit qu’il est désolé, qu’il s’était endormi au volant. Ça a l’air d’énerver
l’homme en costume qui sort en claquant la porte. L’homme au crâne chauve me
dit qu’il doit s’en aller, mais qu’il faut le croire que c’était un accident et
qu’il est vraiment désolé. Il se lève, me dit encore qu’il est désolé, et il
sort. Je l’entends se faire engueuler par l’homme en costume. Enfin j’imagine
que c’est par l’homme en costume. Les infirmières leur demandent de se calmer
et les font sortir. La télé est allumée sur une chaine d’info en continu. Je
vois mon portrait défiler, les gros titres qui parlent d’assassinat ou de crime
d’Etat. Je vois les images du président qui rentre dans ma chambre. Je ne m’en
souviens pas. J’entends ma mère, elle était là, à côté de moi. Elle me parle de
lettres, de menace, qu’on me voulait du mal, qu’elle ne me l’a pas dit. Je vois
des extraits de mon interview. Ma candidature ! Ça me revient ! C’est
pour ça qu’on m’a menacée ? C’est pour ça que je suis ici ?
Je rentrais du studio, il était tard. L’interview s’était bien passée, j’avais
déclaré ma candidature, juste pour faire chier une classe politique qui s’amuse
en autarcie au-dessus de nous. Je savais que je n’avais ni les moyens de le
faire ni l’ambition, mais ça allait les faire paniquer. Depuis que pour rire
j’avais demandé à mes abonnés sur instagram de parler de moi comme candidate
potentielle sur les consultations sur internet. Je ne sais pas exactement
comment, mais ça avait fonctionné et mon nom avait fini par apparaître dans les
sondages officiels. Ca foutait un sacré bordel. Tous les partis d’opposition se
sont mis à m’écrire, à me dire qu’il fallait qu’on se rencontre parce qu’on
partage les mêmes idées. Ça nous donnait de la matière pour écrire la troisième
saison de la série. Elise à l’Elysée. Ça m’faisait marrer. On s’était tous mis
d’accord dans l’équipe pour aller le plus loin possible, pour voir où ça
pouvait nous emmener. Comment on pouvait faire changer les choses par un
concept de provocation sérieuse. On avait décidé de mener tout ça en restant
très premier degré. Juste pour observer la réaction du système face à quelque
chose qu’il ne comprendrait pas, par nature. Je me souviens. Après l’interview
j’ai été assaillie de doutes. Est-ce qu’on ne s’engageait pas dans quelque
chose de trop gros, de trop grand, de dangereux ? Je pédalais, je
profitais de l’air frais de la nuit qui fouettait mon visage. Les questions
tournaient dans ma tête, elles s’enchaînaient. Mais plus j’avançais, plus je
m’approchais de chez moi, plus je me sentais soulagée, légère. J’avais fait le
bon choix. J’ai fait le bon choix. Parfois, avec l’équipe on imaginait pour
rire qu’on nous enverrait des hommes de mains pour faire pression sur nous. Des
barbouzes qui nous menaceraient pour qu’on retire notre candidature parce qu’on
dérangeait trop de monde. On en rêvait un peu, de prendre autant d’importance.
De devenir une véritable menace avec une simple websérie. Je pensais à ça quand
j’ai vu cette voiture dans mon dos. Elle roulait vite, elle avait une
trajectoire bizarre. J’ai essayé de me mettre sur le côté, mais le talus
m’empêchait de me mettre plus à gauche. Je n’avais pas de gilet jaune, de bande
réfléchissante, je ne sais pas si il m’a vu. A ce moment-là, je me suis dit que
ça se passerait comme ça si on devait me menacer pour que je retire ma
candidature. J’ai rigolé. La voiture s’est approchée. On était dans le virage,
je me suis un peu déportée sur la gauche pour éviter la glissière de sécurité,
pour tourner. J’ai regardé derrière moi, c’était trop tard. J’ai senti ma roue
arrière décoller de la route, mon vélo voler, mon corps qui s’en détache. Je
vois la voiture freiner, essayer de m’éviter mais c’est trop tard. Je fais un
vol plané, je ne sais pas combien de temps ça dure. A cet instant, je me pose
la question. Est-ce qu’on veut me faire retirer ma candidature ? Est-ce
que je suis devenue si importante ? Suis-je devenue si vite une véritable
menace ? Je tombe à terre. Je m’écrase contre l’asphalte. Le conducteur
court déjà vers moi, il me prend la main, me demande si je l’entends, si je
vais bien. Il me sécurise, il sécurise le lieu de la collision. Je l’entends
appeler les secours. C’était un accident. Un simple accident. Je n’arrive pas à
y croire.


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