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Le Radio-Réveil

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Nouvelle publication d’un texte écrit dans le cadre d’un atelier d’écriture organisé sur discord par Justine et Margotl’Atelier des Nouvelles. Le thème était « 24 heures » et il fallait que la nouvelle comporte les mots suivants : page, battement, Immensité.

Je publie cette nouvelle avec quelques modifications et corrections suggérées suite aux premiers retours des différent·e·s participant·e·s de l’Atelier des Nouvelles. N’hésitez pas à me faire les vôtres !

Amaury mit quelques affaires dans une petite valise noire. Deux chemises, quelques caleçons attrapés en vrac dans son tiroir, une poignée de chaussettes… Il n’était pas d’humeur à avoir une liste précise d’affaires à emporter. Il prit sa trousse de toilette dans la salle de bain, ses chargeurs de téléphone, ordinateur et appareil photo et referma la valise sans même avoir besoin de forcer. Il partait léger, le cœur lourd. Claire ne prit pas la peine de sortir de la chambre, ils n’avaient plus rien à se dire. En quelques jours à peine, le confinement avait eu raison de leurs trois ans de relation. Trois ans de travail intensif, de sorties entre potes, de découvertes de lieux branchés ou insolites, de voyages. Trois ans durant lesquels ils ne s’étaient jamais retrouvés ensemble, seuls. Ils n’avaient pas tenu. Elle, responsable marketing dans une grande agence de pub, le découvrait taiseux et secret. Elle ne supporta pas qu’il se ronge les ongles, qu’il s’arrache les peaux, qu’il fasse craquer ses doigts sans jamais expliquer ce qui pouvait le tracasser. Lui, jeune trentenaire, journaliste « lifestyle » pour un grand quotidien, n’en pouvait plus de l’entendre souffler à chaque début de phrase.

Amaury caressa le chat roux qu’il lui laissait. Il attrapa trois ou quatre romans dans la bibliothèque de l’entrée et claqua la porte en laissant ses clés à l’intérieur. Ils avaient tourné la page d’un commun accord, il n’avait pas prévu de revenir. Claire lui renverrait ses affaires quand il aurait une adresse à lui donner. Il se trouva bête, dans sa berline familiale, achetée pour le moment où ils auraient eu des enfants. Il prit la route, malgré les interdictions du confinement. Il aurait pu aller chez ses parents ou chez sa sœur, squatter le canapé d’un ami, mais Amaury voulait vivre cette rupture seul. Il n’était pas triste, il n’avait aucun regret. Le jeune couple s’était aimé sincèrement. Les deux amants se vouaient maintenant une détestation tout aussi sincère. Le jeune homme était désorienté. Il prit le périphérique, quitta Paris, direction l’ouest, le sud, l’Île de Ré, la maison de ses grands-parents, le seul endroit dont il possédait les clés. Il fit le trajet d’une traite, s’arrêtant seulement à une station-service pour satisfaire un besoin naturel, faire le plein et acheter quelques bricoles à grignoter. Il croisa plusieurs patrouilles de police, aux péages, surtout. Aucune ne le contrôla. Il devait avoir l’air d’un VRP en retour de campagne, avec sa veste de costume, sa barbe de trois jours et sa valise qu’il n’avait pas pris la peine de mettre dans le coffre. Il fit le trajet sans GPS, sans itinéraire, comme s’il le connaissait par cœur. Il n’était pas retourné dans cette maison depuis plus de dix ans.


Il sentit ses muscles se détendre lorsqu’il franchit le pont de l’île. Sous la nuit couverte, l’immensité de l’océan n’apparaissait que comme une masse sombre et inquiétante qui rassura Amaury. C’était ça, qu’il était venu trouver ici. Il quitta la départementale, longea le petit cimetière où ses grands-parents étaient enterrés. Il se demanda si leur tombe était fleurie. Ils étaient morts à vingt-quatre heures d’intervalle, incapables de vivre l’un sans l’autre. Il prit à gauche à l’intersection et sourit lorsque ses phares éclairèrent le panneau « lotissement privé, résidence des Acacias ». Il descendit au bout de l’allée, tourna juste avant le chemin côtier et arriva au bout de l’impasse. Il se gara le long du muret, sous le lampadaire en panne. Amaury sortit par la portière passager, il s’était trop collé du côté conducteur. Il lança son sac, et s’extirpa difficilement de l’habitacle, gêné par ses longs membres. Il referma la voiture avec précaution, saisi par le silence. La houle rythmait le chant des insectes. Le roulement d’une poubelle que l’on rentrait derrière lui, le fit sursauter. Il distingua une silhouette, quelques maisons plus loin, lui adressa un signe, n’obtint aucune réponse. Elle n’avait pas dû le voir. Le journaliste alluma la lampe torche de son téléphone portable pour trouver la serrure du portail. Il parvint avec difficulté à faire fonctionner le mécanisme rouillé de fermeture et entrebâilla la porte. Elle grinça si fort qu’il eut peine à croire qu’elle puisse être l’auteur d’une telle plainte. Il ne la bougea pas plus, se faufilant de profil entre le battant et le pylône de béton.

L’odeur des pins et les effluves marins lui enchantèrent les narines. Le vent portait avec lui une chaleureuse odeur de feu de bois qui combla un peu plus encore Amaury. Il retira ses chaussures pour sentir les graviers ronds de l’allée lui rouler sous les pieds. Il décomposait ses pas pour entendre les cailloux crisser entre eux dans une douce caresse refroidie par la nuit. Il eut le réflexe de se diriger vers le petit cabanon de service où il rebrancha le gaz, l’électricité et l’eau. Il écouta les canalisations se remplir, dix ans après, dans une chorale d’onomatopées. Il passa la moustiquaire bringuebalante, déverrouilla sans peine la porte d’entrée et pénétra dans la maison. Tout était comme ils l’avaient laissé après l’enterrement. Il referma les portes des placards vidés de la cuisine, enleva quelques-unes des bâches de plastique pleines de poussière qui protégeaient les meubles et s’affala sur le canapé de similicuir. Il ne demanda pas son reste et s’assoupit.


Amaury fut réveillé tôt le lendemain matin par le calme étourdissant qui le bordait. Il avala en guise de petit-déjeuner un reste de sandwich thon mayonnaise acheté sur la route et quelques cookies sur la table en formica de la cuisine et s’activa. Il fouilla le cabanon à outil de son grand-père, dégotta ce qu’il devina être de l’huile et graissa les gonds du portail. Une fois qu’il put le faire pivoter sans donner l’impression d’égorger un goret, il le laissa grand ouvert et poursuivit avec le ménage de la maison. Il termina d’ôter toutes les protections de plastique des meubles. L’air de la maison était saturé de poussière, une impression encore renforcée par les rayons de lumière qui traversaient les persiennes. Il aéra, ouvrit en grand tout ce qui pouvait l’être, abandonna les bâches, tapis et draps dans le jardin et toussa à plusieurs reprises. La saleté lui prenait le nez, il reniflait sans cesse sans cesse. Il sentait ses bronches encombrées, ses poumons qui peinaient à respirer. Alors qu’il était repris par une quinte de toux grasse, sa voisine l’interpella d’un ton cinglant :
« Vous toussez beaucoup, mon garçon. »
Elle se tenait allongée sur son transat, derrière la haie éparse, les lunettes de soleil tombées sur le nez, un épais roman à la main. Elle garda envers Amaury un regard accusateur, tête penchée et nez relevé. Amaury bégaya une réponse incompréhensible, hésitant entre le « bonjour », le « je suis désolé » et le « je suis le petit-fils de Jacques et Yvette, vous vous souvenez de moi ? ». Il se racla la gorge, ravala glaire et salive dans un râle qu’il savait impoli et se reprit :
« C’est simplement la poussière, madame Mignot. Elle a eu le temps de s’accumuler là-dedans.
– Eh bien, pensez à vous moucher dans votre coude. »
Elle se retourna en haussant les épaules et reprit sa lecture. Amaury continua son grand ménage en lubrifiant à leur tour les volets qui s’étaient avérés être tout aussi tapageurs que le portail.

Comme il n’avait rien et manquait de tout, Amaury se rendit à la grande surface la plus proche pour faire un minimum de provisions. Bien qu’il essayât d’être le plus raisonnable possible – les personnes qui cédaient à la panique et accumulaient les stocks l’exécraient – il s’inséra dans la file de la caisse avec un caddie foisonnant. En tête de gondole, la presse locale titrait sur ses Parisiens qui venaient se réfugier en province pour se mettre au vert, troublant la tranquillité des résidents. Le journaliste prit l’un des journaux, il avait rarement eu un article à son sujet. Un vieil homme voûté passa devant lui dans la queue :
« Excusez-moi monsieur, j’attends aussi pour cette caisse, le salua Amaury.
– Derrière le parigot ! lâcha le vieil homme pour seule réponse. »
Amaury ne protesta pas et laissa s’échapper un éclat de rire. Il était surpris, déconcerté, amusé de cette scène si improbable qu’il aurait voulu la partager avec quelqu’un. Comme la provocation ne prenait pas, l’octogénaire reprit de plus belle.
« Allez, vous, et vous aussi, tous ceux de l’île, venez ici, vous pouvez tous passer devant ce parichien ! Il n’a rien à faire là, on ne va quand même pas attendre à regarder ses fesses ! »
Le sourire d’Amaury ne fléchissait pas et les réactions furent hésitantes. Une jeune mère de famille, qui tenait deux enfants en bas âge, en profita pour passer en adressant un sourire gêné à Amaury qui l’encouragea du regard. Un couple plus âgé s’engouffra à son tour, sans oser regarder ni le Parisien ni le petit vieux qui continuait à aboyer. Trois autres personnes passèrent à leur tour, et le résistant de la dernière heure termina sa diatribe, essoufflé. Il se retourna vers Amaury, souffla du nez crânement et mis ses quatre yaourts sur le tapis roulant de la caisse.
« Toutes nos excuses, jeune homme, glissa la femme d’un couple de jeunes retraités derrière Amaury. Il ne faut pas faire attention, vous savez. On a juste un peu peur, avec tout ce qu’on entend à la télé, on ne voudrait pas que le virus vienne par ici, vous voyez ? Mais vous, ça se voit que vous n’êtes pas comme eux, termina-t-elle en désignant les articles de journaux ».
Amaury la remercia, balbutia que non, il n’était pas comme eux, et atteignit finalement la caisse. Le caissier, un ado sur la fin qui avait lourdement rigolé devant le discours du vieil homme, prit un malin plaisir à rappeler à l’ordre Amaury sur les gestes barrières. Amaury ne répondit pas aux sarcasmes, ajouta un bouquet de fleurs à ses courses gargantuesques et s’en alla, exténué.

Il s’arrêta sur le petit parking du cimetière. Les grilles étaient fermées. Il sonna à la cloche, quelques personnes circulaient dans les allées, en chuchotant. Le gardien sortit de sa cahute, torse-nu, suant.
« Qu’est-ce que vous voulez, c’est fermé ?
– Je voudrais juste passer cinq minutes, j’ai vu des gens à l’intérieur.
– J’ouvre à la famille, pas aux touristes, ce ne sont pas les vacances ici monsieur. Allez, circulez. »
Le gardien fit volte-face et claqua la porte, faisant trembler le chambranle. Amaury reprit son chemin, laissant les fleurs avec un mot indiquant la tombe de ses grands-parents. Il passa à la boite aux lettres, à l’entrée du lotissement, la vida des prospectus publicitaires qui l’encombraient et avaient commencé à moisir. La sortie lui avait semblé durer une éternité. Il rangea ses achats dans les placards à provisions de la cuisine, s’offrit une bière tiède et quelques chips et s’allongea sur le lit. Il remarqua seulement le vieux réveil de son grand-père. Un épais pavé gris à l’affichage numérique. Il le rebrancha. Les bâtonnets rouges de cristaux liquides jaillirent sous ses yeux. Il le mit à l’heure, |18 : 38|, rabattit les volets de la pièce, ferma la porte et se coucha en chien de fusil, face au réveil. Petit, lorsqu’on le forçait à faire la sieste dans la chambre de ses grands-parents, son grand-père avait l’habitude d’installer un grand panneau de bois dans l’encadrement de la fenêtre, pour qu’il soit dans le noir complet. La lumière des chiffres de rubis était son seul compagnon durant cette heure toujours trop longue. Une douce sensation d‘harmonie parcourut son corps, heureux de se reconnecter ainsi à un insignifiant souvenir. Il regarda le temps écarlate défiler pendant de trop courtes minutes. Il vérifia son portable. Claire n’avait pas donné de nouvelles. Lui non plus. Il envoya un bref message pour prévenir ses parents qu’il était aux Acacias et qu’il les appellerait pour leur donner quelques nouvelles. Epuisé, mais toujours gêné par la poussière de la maison, il partit s’allonger sur les draps qui gisaient dans le jardin depuis le matin. Madame Mignot était au téléphone, toujours sur son transat.
« Oui, le petit-fils Pouillac… Oh… Je ne sais plus… Mau… Maurice… Amaury, oui, c’est ça ! Oh bah hier soir, en pleine nuit, comme un sauvage ! Il a fait un de ces boucans ! Et puis il tousse, je l’ai entendu, je peux te dire ! Et il n’a pas l’air bien ! Oh bah, penses-tu… Non, non, je ne vais pas m’approcher de ce genre de personnage… Ça c’est bien les Parisiens, tu sais… »
Amaury n’écouta pas la suite. Il n’était pas le bienvenu ici. Il lui faudrait se faire discret quelque temps. Il ramassa les draps, replia les bâches de plastiques, mit son orgueil de côté et partit se coucher.


Amaury se leva d’excellente humeur. La nuit lui avait permis de faire le point. Il ne pouvait pas en vouloir aux locaux de lui reprocher de débarquer ainsi durant le confinement. Tous les médias, son journal y compris, rabâchaient les appels à la prudence à longueur de temps. Il passa sa matinée à lire, porte et fenêtres closes. Il sortit ensuite son ordinateur et son appareil photo de leurs pochettes. Spécialisé en « conseils sorties », il n’avait aucune commande de la part de la rédaction, mais le jeune journaliste ne supportait pas de laisser sa boîte mail se remplir impunément. Il tenta de brancher son chargeur. La prise était derrière le buffet du salon. A l’aveuglette, il tenta d’orienter les fiches, sans y parvenir. Il vida le buffet de toute sa vaisselle, sua un peu pour le déplacer et dégagea finalement la prise. Il n’arriva pas plus à brancher son outil de travail. La vieille installation électrique de la maison se composait de prises aux trous légèrement trop écartés pour les fiches actuelles. Amaury fut obligé de faire le même constat avec son téléphone portable et son appareil photo. Il referma l’écran de son ordinateur et décida que ça pouvait attendre. Le destin lui ordonnait de prendre un jour de repos de plus, et il n’était pas question de retourner au supermarché acheter une nouvelle prise électrique.

Comme il n’avait pas encore pris le temps d’aller voir la mer, hormis la traversée nocturne du pont, il se rendit sur la plage. Une rubalise blanche et rouge essayait péniblement de barrer l’accès au chemin côtier. Elle était piétinée, détendue et les traces de pas jonchaient le sol. Amaury préféra tout de même laisser sa serviette de plage sur un plot en bois aux abords de l’allée. En cas de contrôle, on ne le soupçonnerait pas d’avoir voulu se baigner. Il croisa, ci et là, quelques promeneurs, lunettes de soleil sur le nez, casquettes vissées sur la tête et lèvres soudées. Pas un ne répondit à ses bonjours. Il persévéra tout de même, laissant glisser ses pieds dans la fraîcheur des eaux marines. Les vaguelettes roulaient sur le sable fin, emportant avec elles coquilles et maisons abandonnées. Face à lui, un groupe bruyant approchait à marches forcées. Deux ou trois familles, estima Amaury, des hommes, des femmes, des enfants. Il les salua et obtint enfin une réponse.
« Eh, mais c’est toi le parisien, hein ?
– Oui, oui, je suis parisien. Je venais tous les étés lorsque j’étais enf… tenta-t-il de se justifier.
– On s’en fout l’parigot ! Casse-toi d’ici avec ton virus et tes sales manières ! Viens pas nous contaminer ! »
Quelques membres du groupe suivirent les intentions du plus véhément et lui jetèrent des poignées de sable que la brise marine prenait plaisir à intercepter. Amaury n’était pas d’un naturel peureux. Il avait pris des coups, en avait donné, et dépassait d’une bonne tête l’ensemble des trouble-fêtes. Cependant, il ne s’intégrerait pas aux locaux s’il venait à se battre avec eux, aussi, il préféra rebrousser chemin sans rien rétorquer. Le groupe le suivait. Amaury accéléra l’allure, en essayant de ne pas donner l’air de fuir, les poursuivants pressèrent le pas à leur tour. Amaury sentit une main lui frôler la nuque. Il tourna brièvement la tête, vit que l’insultant cherchait à le saisir, esquiva la prise en se baissant et se mit à courir. Derrière lui, la meute se mit à crier et à projeter algues, coquillages et cailloux. Un morceau de bois frappa Amaury à l’épaule sous les rires et les vivats du groupe. Seul l’homme qui l’avait invectivé le poursuivait encore. Amaury zigzaguait pour éviter les projectiles, mais il fut touché deux fois encore. L’autre le talonnait.
« Tu vas l’avoir le parigot ! Crièrent-ils pour encourager le chasseur. »
Se remémorant ses entraînements de rugby, Amaury jouait sur ses appuis pour changer de direction et prendre une trajectoire la plus aléatoire possible. Plus il remontait la plage, plus ses pieds s’enfonçaient dans le sable, plus il devait fournir un effort intense. L’autre se rapprochait. Il sentait son souffle sur lui, entendait sa foulée régulière.
« Attrape-lui les pieds, tonton ! On arrive ! »
Amaury se préparait à devoir faire face. Il remarqua un tas de bois, aux abords de la lande, vestige d’un feu de camp, et jugea qu’il trouverait là de quoi se défendre. Il braqua sur la droite et put apercevoir son poursuivant. Un teigneux, plus petit et plus âgé que lui, le visage rougit par la chaleur, les traits tirés par l’effort, il lui faisait peur.
« Vas-y Joël, tu l’as, tu l’as ! »
Amaury devina qu’il n’aurait pas le temps d’atteindre le tas de bois. Il s’arrêta net dans sa course, pivota, saisit Joël par les épaules, profitant de sa vitesse, et l’envoya à terre. Joël se releva, plus sonné par la surprise que par le choc.
« Alors le parisien, on vient se prendre des vacances anticipées ? On vient nous empêcher de profiter de nos plages ? Tu sais que c’est à cause des couillons comme toi qu’on peut plus sortir ici non plus ? »
Le reste du groupe arriva au niveau des deux hommes. Malgré les éclats de rire, les moqueries, les injures, Amaury comprenait qu’ils ne lui laisseraient aucune chance. Ces personnes qu’il n’avait jamais croisées lui en voulaient gravement, à lui. Le trentenaire resta bien fléchi sur les jambes, les bras en avant pour tenir ses agresseurs à une distance respectable. Il reculait par petit pas, s’approchant sûrement du tas de bois qui n’était plus qu’à une dizaine de mètres. Il fut coupé dans sa retraite par deux gamins de dix ans qui lui poussaient les fesses. Amaury se figea. Il lui était impensable de lever la main sur ces enfants. Joël retira ses lunettes de soleil, les laissant à la femme qui devait être son épouse, révélant des yeux gonflés de colère. Il arma ses poings, prêt à frapper alors que les deux marmots collaient toujours Amaury au short.
« Vas-y tonton, lança l’un d’eux. »
Un coup de sifflet vint sauver Amaury du crochet de Joël. Une patrouille de gendarme déboulait du chemin côtier.
« Allez Joël, ça suffit tes enfantillages ! Toi et ta famille, vous déguerpissez, tout de suite, ordonna le commandant. »
Les quatre militaires s’approchèrent du groupe qui détala dans des éclats de joie et de déception.
« Merci, souffla Amaury.
– Ne nous remerciez pas monsieur. Amaury Pouillac, c’est bien ça ? Habitant à Paris, et arrivé avant-hier soir dans la petite maison du bout de l’impasse des Acacias, malgré le confinement. Vous avez un justificatif de votre employeur, j’imagine ? Des papiers d’identité à me présenter ? Est-ce que vous êtes au courant que la plage est interdite par arrêté préfectoral ? Ce n’est pas une guirlande sur les chemins côtiers, c’est de la rubalise, et ça veut dire qu’on ne passe pas, vous ne connaissez pas ça, à Paris ?
– Oui… Non… Je…, tentait de se dépêtrer Amaury qui ne s’attendait pas à un tel interrogatoire. Vous ne les arrêtez pas ? finit-il par réussir à articuler.
– Je crois que personne ne porte plainte, monsieur Pouillac, ce serait mal vu de votre part. On n’aime pas trop les parisiens qui viennent semer le désordre chez nous en ce moment. Le confinement, ce n’est pas des vacances, c’est bien compris ? Alors faites-vous discret. La gendarme Mailloux va vous dresser le procès-verbal pour l’absence de justificatif de déplacement et infraction à l’arrêté préfectoral. Vous aurez quarante-huit heures pour venir le régler à la gendarmerie avant majoration. D’ici là, que je n’entende plus parler de vous, monsieur Pouillac, on est bien d’accord ? »
Amaury acquiesça de la tête, attendit son PV muet et repartit en courant.


En passant, il ne pensa pas à reprendre la serviette qu’il avait laissée à l’entrée du chemin. Il omit même de tourner à gauche pour rentrer chez lui et se retrouva à l’entrée du lotissement, devant le mur des boites aux lettres. Il vit une enveloppe dépasser de la sienne. Il la retira. Elle ne portait ni timbre, ni cachet, seul son nom, mal orthographié. Il regarda autour de lui, pour voir si quelqu’un avait pu la déposer là. Il en sortit une carte de papier épais, pliée en deux. Une même écriture, grossière et incertaine, saccadée. Il n’y avait que quelques mots griffonnés, des lettres mal dessinées, et cette menace :
« Lorsque ton réveil affichera 24 : 00, tu seras mort ! »
Les chiffres étaient écrits en rouge. Amaury froissa immédiatement la carte et l’enfourna au fond de sa poche. Il s’agita, courut jusqu’à la départementale, puis redescendit en contrebas. Il fouina derrière le vieux saule, fouilla la rigole d’évacuation des eaux, inspecta l’arrière crasseux du panneau d’affichage d’information. On lui faisait une blague, une très mauvaise blague. On devait l’observer, se complaire de sa réaction, se gausser. Il ne trouva personne. Amaury se ravisa et fit demi-tour. Il croisa quelques voisins qui l’évitèrent sciemment. Le chien de l’un d’eux grogna, aboya à son passage et Amaury entendit le voisin hésiter à lâcher  la laisse. Il arriva enfin au bout de l’impasse, havre de paix… Sa voiture avait les quatre pneus crevés, la carrosserie rayée. Madame Mignot se tenait devant le portillon de son jardin, commentant suffisamment fort pour qu’Amaury puisse l’entendre :
« Ah bah ça, quand on vient chercher les emmerdements… »
Amaury ne supporta pas la remarque, ne retint pas sa colère une nouvelle fois. Il se crispa, contracta ses muscles et se précipita sur sa voisine sans qu’elle ait le temps de réagir. Il l’agrippa par les bras, si fermement qu’elle n’envisagea pas se débattre :
« C’est vous, madame Mignot ? C’est vous qui avez fait ça ? hurla-t-il de colère, postillonnant et crachant sur la vieille dame.
– Quoi ? Mais enfin, vous m’avez vu ? s’insurgea-t-elle.
– Alors vous les avez vu, madame Mignot ? Vous les avez vus et vous les avez laissé faire ? »
Elle ne répondit pas. Il la lâcha, et elle recula de quelques pas sous le relâchement de sa poigne.
« Evidemment que vous les avez vus. Vous leur avez peut-être même indiqué que c’était la voiture du parisien, de ce salaud de parisien à qui tout le monde semble en vouloir ! Parce que quoi ? Parce que vous avez peur que je vous refile ce fichu virus ? Mais vous êtes déjà tous atteint d’un virus bien pire ici, madame Mignot ! Celui de la stupidité sans bornes ! Ça vous amuse ? Et s’ils ne rigolaient pas, eux ? »
Amaury sortit la carte froissée de sa poche et la jeta à la vieille voisine, terrifiée. Elle se pencha, tremblante, et ramassa la boule de papier. Elle la déplia difficilement, ne parvenant pas à contrôler les convulsions de ses mains. La menace sembla agir sur elle comme un électrochoc. Elle se raidit complètement, ne trembla plus du tout.
« Alors, vous trouvez ça toujours aussi drôle, madame Mignot ? » la défia Amaury.
Elle se redressa et lui asséna une claque vive et sèche.
« Mon garçon, dit-elle avec autorité, il y a des sujets avec lesquels, ici, on ne plaisante pas. »
Et elle le laissa là.


S’il avait imaginé que son séjour serait aussi éprouvant, Amaury ne serait jamais venu. Il ne cessait de ressasser l’idée, avachi sur le canapé. Sa joue le brûlait encore de la claque reçue, et son épaule était endolorie. Il n’avait pas osé appeler la gendarmerie pour les pneus crevés, il porterait plainte en allant régler son amende. Il voulut appeler sa sœur, mais son téléphone était déchargé, et il n’avait toujours pas acheté ni adaptateur, ni une prise de rechange. Il ruminait sur le canapé en mordillant des cure-dents lorsque madame Mignot passa le pas de la porte. Elle n’avait pas décoléré. Elle déposa une caisse d’archives sur la table de la cuisine, en sortit des classeurs et s’assit sur l’une des chaises, faisant couiner le rembourrage.
« Allez, viens voir ça maintenant, mon garçon, intima-t-elle. »
Amaury ne marqua pas la moindre hésitation. Il s’installa sur la chaise d’à côté, cure-dent à la bouche. Sans un mot, elle ouvrit le premier classeur, jaune et touffu. Elle fit défiler les articles de presse locale et régionale. Des faits divers, des articles un peu plus travaillé ensuite, enfin des dossiers complets sur celui que les journaux avaient surnommé « le tueur ponctuel ».
« Tu vois mon garçon, il prévenait toutes ses victimes de l’heure à laquelle il viendrait les tuer. »
A ces mots, la femme déposa sur la table le morceau de papier ridé qu’Amaury avait reçu.
« Il a sévi pendant une quinzaine d’années sur l’île. Son dernier meurtre remonte à un peu plus de dix ans maintenant. Il a disparu ensuite, la police n’a jamais réussi à lui mettre la main dessus. »
Amaury resta sans voix, parcourant en diagonale les coupures de presse, s’arrêtant sur les détails sordides de ce tueur à la précision chirurgicale. Il put compter au moins une dizaine d’affaires, sans autres liens entre elles que ces cartes annonçant l’heure du décès. Il n’y eut aucune arrestation, pas même de suspect crédible. Madame Mignot ouvrit un deuxième classeur, et Amaury comprit que certains sujets ne prêtaient pas du tout à la rigolade.
« Luc Mignot, quatorzième victime du tueur ponctuel. »
Le titre était froid, sans âme, terriblement pragmatique. La vieille femme tournait les pochettes du classeur machinalement, comme elle avait dû le faire des dizaines de fois, se replongeant dans l’affaire pour essayer de comprendre. Ses larmes mouillaient les pochettes de plastique.
« C’était votre mari ? »
Amaury brisa le silence, il n’était plus capable de le supporter. Elle fit un signe de la tête pour dire oui, laissa glisser sa main sur la photo de la victime, un jour ensoleillé, dans le jardin. Elle détourna le regard lorsqu’une nouvelle photo dessina la scène du crime. Le bout de l’impasse des Acacias, sous le lampadaire en panne.
« Il est en panne depuis ce jour-là, précisa-t-elle dans un sanglot. Le tueur en a arraché les fils pour étrangler Luc. Le lampadaire est sur le terrain de tes grands-parents, ils n’ont jamais voulu faire les travaux pour qu’on le remplace, parce qu’il aurait fallu démonter leur muret.
– Je suis sincèrement désolé, madame Mignot, j’ignorais tout ça…
– Ce n’est rien. Depuis qu’ils sont partis, c’est une sorte de mémorial pour moi, et pour les gens d’ici. Tiens, regarde, voilà ce que je voulais te montrer. »
Elle tourna la dernière page du classeur. Dans un intercalaire épais, une petite carte de papier, avec la même écriture.
« Lorsqu’il sera 14 h 16, tu seras mort. »
La condamnation était écrite au stylo noir. Amaury fut traversé par un frisson de terreur. Il se releva brusquement, faisant presque basculer la table et renversa sa chaise. Il se jeta dans la chambre, sur le radio-réveil. Il affichait |15 : 46|. Amaury passa sa main le long de la fenêtre de la chambre, puis des deux du salon et alla vérifier la lucarne de la salle de bain. Il n’y avait aucune trace d’effraction.
« Madame Mignot, supplia-t-il, qui a vandalisé ma voiture ? »
– Des gamins, ils sont une dizaine à tout casser, ils crèvent les pneus de toutes les immatriculations parisiennes, vos 75, 91, 78, 94 et compagnie… Ca fait quelques jours qu’ils font ça… Mais aucune chance qu’ils aient déjà entendu parler de cette histoire.
– Et est-ce que vous avez vu quelqu’un s’introduire dans le jardin ?
– Non mon garçon, personne n’est passé. Je pense que c’est un ancien qui te joue un tour. Je voulais juste te montrer que ce n’est pas le genre de la maison. Je peux te laisser tout ça si ça t’intéresse, tu me les rapporteras plus tard.»
Amaury accepta, sans savoir pourquoi, et raccompagna sa voisine jusque chez elle.

Il passa deux heures plongé dans les articles, les photographies et les notes de sa voisine sur le cas du tueur ponctuel. Son dernier crime remontait à un peu plus de dix ans auparavant. Il avait, pendant dix-sept années, tué deux à trois personnes par an. Dans les autres classeurs, Amaury découvrit en fait plus d’une trentaine de victimes. A toute, il avait annoncé l’heure de la mort sur un papier retrouvé près du corps. Il y eut des relevés d’empreintes, des études graphologiques, des analyses ADN. Rien n’y fit, le tueur ponctuel resta aussi introuvable qu’une montre en retard chez un horloger. Amaury ne croyait pas au retour du tueur ponctuel, encore moins pour l’assassiner lui. Toutes les victimes étaient des habitants de l’île.

Depuis la chaise de la cuisine, Amaury pouvait apercevoir les chiffres rouges du réveil de son grand-père. Ils l’obnubilaient. Comment le farceur avait-il pu avoir connaissance d’un pareil détail ? S’était-il glissé ici ? Connaissait-il son grand-père ? Amaury en était certain, on s’était introduit chez lui, au moins dans le jardin, on avait regardé par la fenêtre. On voulait l’intimider, pour le faire repartir. Les habitants de l’île lui avaient bien fait comprendre qu’il n’était pas le bienvenu. Alors un malin avait ressorti une légende locale, un tueur évanoui dans la nature. Amaury se rassurait. L’enquête dura encore deux ans après le dernier homicide, et personne ne fut en mesure d’expliquer pourquoi la série meurtrière prit fin, ni même comment il s’y était pris. Pour certains, c’était une intelligence rare et  mortelle, pour d’autres un fou prétentieux qui ne déposait le papier indiquant l’heure de la mort qu’après avoir commis son méfait. On suggéra qu’il avait fini de régler ses comptes, qu’il était parti sévir ailleurs ou qu’il était mort. C’est ce que le procureur finit par conclure à son tour. À plusieurs reprises, Amaury croisa le nom de ses grands-parents, témoignant au sujet de l’assassinat de Luc Mignot. Ils étaient chez eux, dans la cuisine, là même où Amaury se trouvait. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, n’avaient découvert le corps que lorsque la voisine avait appelé à l’aide. Amaury avait peine à imaginer à quel point madame Mignot avait dû les haïr. Si le tueur sévissait cette nuit, personne ne viendrait découvrir son corps. Amaury balaya rapidement cette idée de son esprit. Ces chiffres rouges l’obsédaient. Il retourna jusqu’au réveil et le débrancha en arrachant la prise. Il ne s’éteignit pas. L’appareil était équipé d’une batterie, pour ne pas s’arrêter en cas de coupure de courant. Une précaution dont Amaury se serait bien passé. Il amena l’horloge dans la cuisine, prit le marteau et le leva au-dessus du funeste objet. Il n’eut pas le courage d’abattre son coup. Amaury ne pouvait se résoudre à briser tant de souvenirs. Il lâcha avec dépit l’outil et laissa le réveil sur la table. Au moins, il pourrait facilement surveiller l’heure. |18 : 03|


Le jeune homme rassembla tout ce qui pouvait lui permettre de se défendre. Sur la table, il amoncela couteaux, tournevis, pics, vieux fusil sans cartouche, bandages, clous, poêles, casseroles… Il se saisit d’un couteau de cuisine émoussé, main droite, et d’une large poêle à crêpe en fonte, main gauche. La lame lui offrait une belle allonge sur son adversaire, prolongeant ses longs bras, et la poêle ferait un excellent office de bouclier ou d’assommoir. Le tueur ponctuel n’avait jamais tué par balle. Dans le salon, Amaury travailla quelques passes d’escrimes et quelques routines de combat, s’habituant à l’environnement dans lequel il pourrait être amené à se défendre. D’un mouvement de crêpière, il parait l’assaut de l’adversaire qui exposait son flanc. Amaury n’avait plus qu’à frapper de son couteau. S’il devait affronter le tueur ponctuel, il ferait face à un adversaire plus vieux. Amaury aurait pour lui l’agilité, la vivacité et probablement la force, son adversaire le plaisir de la mort. Le parisien n’avait aucune idée de la manière dont il réagirait face à la mort. Il avait déjà pris des coups, au rugby, en boîte, dans la rue, mais toujours en sachant que sa vie n’était pas en danger. Il ne devrait surtout pas tétaniser, et trouver le moyen d’en tirer une motivation supplémentaire. Les pensées, tantôt optimistes, tantôt pessimistes, se succédaient à un rythme effréné sous le crâne chauve d’Amaury. Une fois qu’il se sentit suffisamment à l’aise avec les armes choisies, il cacha toutes les autres sous le lit. Il n’était pas question de faciliter le travail de l’assassin en lui laissant tout un arsenal à portée de main. |19 : 34|

Amaury sortit dans le jardin avec une assurance qui le surprit lui-même. S’il se sentait menacé par un tueur, il ne se sentait pas menacé avant l’heure fatidique. Il verrouilla tous les volets, bloqua les persiennes dans leurs battements pour n’offrir aucun autre accès à son adversaire que la porte d’entrée. En passant devant le jardin de madame Mignot, il constata qu’elle se permettait d’accueillir une brochette d’invités pour un barbecue. L’odeur des grillades vint lui chatouiller les narines. Il passa une tête curieuse à travers la haie et revint aussitôt en arrière quand il reconnut Joël et le commandant, en civil. Par réflexe, il s’accroupit. Son cœur battait. Il se sentit soudainement en immense danger. Il espéra ne pas avoir été repéré. Il n’avait pas été assez discret. Au-dessus de lui, il entendit la voix nasillarde de Joël :
« Alors le parisien, on se cache ? La proie pense pouvoir échapper au chasseur ? Tu veux qu’on reprenne notre petite discussion de tout à l’heure ? »
Amaury ne rétorqua rien à la provocation. Il y avait du monde autour, il ne risquait rien ici. Il se redressa, essuyant les aiguilles de pins collées à son pantalon. Il toisa Joël. Il le dépassait d’une bonne tête et demie et ses bras devaient faire la taille de ses cuisses. Il n’aurait pas de mal à en venir à bout dans un combat à la loyal.
« T’as perdu ta langue, le parigot ?
– Joël, qu’est-ce que tu fous encore ? »
Une nouvelle fois, le commandant intervint à la rescousse d’Amaury.
« Rien Matthieu, j’expliquais seulement au voisin qu’on allait faire un peu de bruit ce soir pour l’anniversaire de Jocelyne, et qu’on serait au moins là jusque vingt-quatre heures. »
Joël appuya ces dernières syllabes.
« Allez, va, laisse le tranquille, il est loin de chez lui. »
Le commandant n’adressa pas le moindre regard au jeune journaliste.

Pour Amaury, le doute n’était plus permis. Joël venait de signer son crime et il avait bien reçu le message. Joël avait parfaitement l’âge pour avoir été le tueur ponctuel et il ne cessait de montrer son appétence pour la violence. Il restait maintenant à savoir si le commandant était un ami ou un complice. Le journaliste replongea dans les dossiers de presse. Le commandant était arrivé dans la région au cours des quinze années d’activité du meurtrier et avait été promu quelques semaines après le dernier homicide. Les théories s’échafaudaient dans la tête d’Amaury. Il couvrait des feuilles de schémas, de notes en tout genre. Le réveil projetait maintenant |20 : 16|. Et si le commandant Matthieu avait découvert que Joël était le tueur ponctuel, et qu’il l’avait couvert, au nom de leur amitié et d’une garantie qu’il contrôle ses pulsions, peut-être même qu’il se soigne ? Joël aurait eu le temps de filer jusqu’à la boite aux lettres avant qu’Amaury ne soit laissé libre par les gendarmes. Peut-être n’avait-il pas supporté l’affront, réveillant ses criminelles pulsions. Et si le commandant était de mèche ? Etait-il là pour le couvrir ou, au contraire, pour le surveiller parce qu’il savait le danger qu’il pouvait représenter ? Amaury essaya de mettre ses idées au clair, mais il ne parvenait pas à expliquer pourquoi un officier si haut gradé patrouillait sur une plage sur laquelle les plus grands criminels étaient des promeneurs. Il surveillait Joël. Peut-être était-il là pour ça, ce soir aussi. |20 : 43|. Amaury avait un peu plus de trois heures pour faire part de ses découvertes au gendarme. Il devait se rendre chez madame Mignot.

Le prétexte fut tout trouvé. Amaury rassembla les archives qu’elle lui avait laissées et sonna chez sa voisine pour les lui rendre. Elle lui ouvrit, très joyeuse et alcoolisée, lui désigna l’escalier pour y laisser le carton et l’invita à boire un verre. Amaury accepta, c’est tout ce qu’il avait espéré. Jocelyne le présenta à tous ses invités un par un, pour se faire pardonner du mauvais accueil qu’elle avait pu lui faire, mais Amaury ne vit ni Joël, ni Matthieu. Il ne retint aucun des noms qu’on lui présenta et ne fit même pas mine de s’intéresser à la moindre conversation.
« Madame Mignot, excusez-moi, mais je cherche Joël et… Matthieu.
– Oh, tu les connais ? Ah, mais bien sûr, c’est pour parler à Matthieu de ta voiture ! Il n’aime pas trop parler boulot en dehors des heures, tu sais. Enfin bon, je crois qu’ils sont à l’étage, Joël ne se sentait pas très bien. Tu n’as qu’à prendre l’escalier. »
Amaury s’y dirigea aussitôt. Il retira ses chaussures, et grimpa les marches sur la pointe des pieds à pas légers. L’escalier ne grinça pas. Il fut rassuré lorsqu’il vit que le couloir du haut était recouvert de moquette, mais il s’immobilisa avant. Des éclats de voix provenaient d’une pièce, sur la droite.
« T’es dingue ou quoi ? Ça fera beaucoup trop de bruit !
– Et alors quoi ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas fait ce genre de truc, faut bien marquer le coup !
– On marque déjà bien assez le coup comme ça, pas besoin de prendre plus de risque. Déjà, si quelqu’un apprend que je suis mêlé à tout ça, tu imagines ce que je risque ?
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Personne n’en saura rien !
– J’en ai marre de tes conneries, Joël ! On fait ça simple et efficace, à minuit, sans fioriture, et c’est réglé. Ensuite, on décampe.
– Et puis quoi encore ? J’serai sage, fais-moi confiance. »
Amaury reconnut formellement les voix de Joël et du commandant. Il redescendit à reculons, toujours avec autant de prudence, mais butta sur la dernière marche, renversant la caisse d’archives. Le fracas des classeurs sur le carrelage attira les deux convives de l’étage. Lorsqu’il aperçut Amaury, Joël entra dans une colère noire.
« Qu’est-ce que tu fous là, le parisien ? T’as rien d’autres à foutre que de venir emmerder des gens qui veulent vivre tranquille, hein ? Tu comprends que c’est à cause de toi qu’on est obligé de faire tout ça ? T’es qu’un fouteur de merde comme les autres, donneur de leçon, idiot à cause de qui on peut plus sortir de chez nous parce que monsieur balade son virus à travers tout le pays ! Alors, casse-toi d’ici, t’as pas été invité ! Je ne vais pas te mettre ta raclée maintenant, mais on se reverra bientôt, et y aura quelques heurts ! »
Jocelyne arriva paniquée, trop éméchée pour comprendre ce qui était en train de se jouer. Voir le petit corps de Joël menacer la grande carcasse allongée d’Amaury la fit rire.

Amaury n’était pas mécontent de lui. Il était reparti la queue entre les jambes, mais avait glané quelques certitudes qui lui seraient bien utiles. Il rentra dans la maison de ses grands-parents avec précipitation. Joël venait de lui promettre qu’ils se reverraient dans quelques heures, le rendez-vous était pris. |21 : 26| Dehors, la fête semblait avoir repris de plus belle. Amaury pouvait deviner les cris de joie poussés par Joël et le rire rauque du commandant Matthieu. Le gendarme savait manifestement ce que Joël planifiait pour cette nuit. Il essayait de le calmer, cependant, Amaury doutait qu’il ne parvienne vraiment à le contenir. Amaury n’aurait qu’une seule chance de se défendre, Joël ne le raterait pas. Il fut pris de tics nerveux, ses bras le démangeaient, ses genoux le gênaient, sa respiration se fit saccadée. Amaury se sentit ridicule. Devant la mort, il avait la même réaction que lorsqu’il devait rendre un papier important. Claire avait toujours su le calmer dans ces moments-là. Elle n’était pas là, elle ne serait plus là. Elle ne lui manquait pas, Amaury pensa simplement que les choses auraient été bien différentes s’il était resté avec elle à Paris. Il garda sa poêle, son couteau et son courage à côté de lui. Il n’en avait pas besoin à l’instant. |22 : 00| La panique le quittait peu à peu. Il faisait maintenant tout à fait sombre. Amaury évitait de fixer les lueurs du réveil. Il ne voulait pas prendre le risque de se retrouver aveuglé au moment du combat. Il devait s’habituer à l’obscurité de son arène. Ils combattraient dans le noir, Amaury s’en était assuré en allant couper l’électricité. Il savait maintenant par cœur l’emplacement de chaque objet du mobilier. Il avait l’avantage tactique. Seule la lumière rubis du vieux radio réveil illuminerait le duel. Les chiffres du sang, il aimait cette symbolique. Amaury se découvrait, au crépuscule de la vie, une âme romantique. Lui qui n’avait jamais trouvé d’intérêt dans les grands idéaux, préférant s’ancrer dans le concret. Il avait besoin de voir, de toucher pour comprendre. Depuis qu’il pouvait se représenter l’heure de sa mort, beaucoup de concepts devenaient plus explicites. Il avait hâte. Il en eut honte. Honte de sentir cette adrénaline monter en lui, honte d’avoir envie que le moment arrive, honte de se sentir excité à l’idée du combat. Il ne voulait pas réfréner les instincts qu’il sentait monter en lui, il en aurait besoin au moment de jouer sa vie. Il n’avait jamais soupçonné pouvoir un jour partager de tels desseins. Il n’avait jamais soupçonné pouvoir un jour avoir une telle envie de douleur et de souffrance.


|23 : 52| Il se saisit des armes qu’il avait gardées comme de précieux compagnons. Tous ses sens étaient aux aguets. Il fut submergé par une abjecte sensation de bien-être, cette mortifère sensation que tout se passerait bien. Dehors, il n’entendait plus la voix de Joël, il ne riait plus, il avait quitté l’assistance. Lui aussi, il se préparait. Et s’il avait un plan ? S’il avait un moyen de le faire sortir de la bâtisse, de l’attirer sur son propre terrain ? Amaury réprima la moindre idée de défaite. Joël était trop confiant, convaincu de venir affronter un adversaire terrifié. S’il savait ! Jamais Amaury ne s’était senti aussi puissant qu’à ce moment. Il allait rendre justice à toutes ces victimes. En quelques heures, il avait revêtu leur soif de vengeance. Il n’était plus question d’un parisien fuyant le confinement et une relation amoureuse déplorable. Il était question d’un homme qui endossait la lourde cape de la justice. |23 : 59| Amaury s’accroupit dans le coin qui faisait face à la porte d’entrée. Dehors, il entendait la fête, il entendait danser, il entendait chanter, il entendait vivre. Lui, attendait la mort. Les murs craquaient, le vent faisait battre les pins contre le toit de la maison. La moustiquaire battait sous les bourrasques. Tous les muscles d’Amaury se tendirent quand le silence se fit, soudain, brusque et violent. Trois coups sourds furent tirés, suivis d’un sifflement, d’éclatement multiple. Puis d’autres encore. Des applaudissements jaillirent, une clameur hilare, « Joyeux anniversaire Jocelyne ! ». Le rire aigu de Joël, et les protestations du commandant : 
« On avait dit une seule fusée, Joël ! Alors t’arrêtes maintenant ! On va encore me demander d’enquêter sur les fêtes pendant le confinement !
– T’auras qu’à dire que c’est le parigot ! »
Des éclats de rire et d’artifices fusèrent encore. Dans la cuisine de la petite bicoque du bout de l’impasse des Acacias, le réveil affichait |00 : 00|


L’article du Monde qui a, en partie, inspiré cette nouvelle :
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/05/15/le-confinement-pas-si-dore-des-parisiens-a-l-ile-de-re_6039786_4500055.html


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