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L’épopée de Li Shu. Chapitre 6 : Bâtards

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Chapitre 5 : Rattrapée!

Une troupe en armes est arrivée à Lutai. Ils sont sur les traces de Ramady et de ses enfants. Ramady essaie d’abord de leur échapper, mais lorsqu’ils menacent le village, elle se résout à se rendre. Elle parvient cependant à duper le Khadim et à lui faire croire que ses enfants sont morts. Elle est ramenée à Echèse, abandonnant ses enfants à Lutai.

Les jours, les semaines, les mois et les années passèrent à
Lutai. Hu, Huise et Li Shu avaient grandi. Ils vivaient comme tous les autres
enfants de Lutai, apprenant les mêmes chansons, comptant avec les même
chiffres, dansant avec les mêmes pas, s’amusant avec les mêmes blagues.
L’après-midi, ils erraient dans les montagnes, construisant des cabanes, des
pièges pour les animaux ou taillant des bouts de bois pour jouer aux
mercenaires. Ils les voyaient passer au village, tout en armes, racontant leurs
exploits et leurs défaites, l’esprit avinés par l’alcool de riz et le cidre dont
ils s’abreuvaient sans limite. Ils parlaient de pays lointains, de guerres et
de combats mythiques. Les tenanciers chassaient les enfants en agitant de
grandes pelles de bois, répétant que ce n’étaient pas des histoires pour les
enfants. Puis les enfants revenaient pendant que les adultes étaient occupés
dans l’arrière-boutique et les hommes et femmes de guerre reprenaient leurs
histoires. Hu et Huise étaient toujours les premiers à poser des questions et à
essayer de négocier quelques babioles venues de pays lointains contre quelques
pièces ou menus services. Li Shu écoutait les récits avec les autres, mais elle
préférait les légendes de Lutai que Shi et Zhenzhu leur lisaient le soir avant
de s’endormir.


Dans l’ombre du soleil couchant, au milieu de la forêt, des
craquements de branche, des feuilles écrasées par des pas légers et des oiseaux
qui s’envolaient paniqués troublaient la quiétude ambiante. Trois silhouettes
avançaient discrètement, regardant tout autour d’elles. Tous les vingt pas
elles s’accroupissaient. L’une d’entre elles portait alors ses mains à sa
bouche et laissait courir un long sifflement. Puis l’avancée reprenait.
Derrière, une vingtaine d’autres ombres suivaient, attendant le signal sonore
pour continuer la progression. Soudain, une volée de pierres siffla à travers
les arbres. Les trois éclaireurs se recroquevillèrent pour se protéger. Le plus
petit, il avait six ans, fut atteint par une pierre au visage. Il se mit à
saigner abondamment. Le siffleur sortit une longue flute de bois pour donner le
signal. Derrière, la petite troupe armée de bâtons et de frondes se mit à crier
et à avancer au pas de charge. De derrières les arbres, une quinzaine d’enfants
sortit, le visage maquillé comme celui des mercenaires du grand est, équipés
d’épées de bois et de long bambous. Ils foncèrent sur les trois éclaireurs qui
n’eurent pas le temps de se replier. Encerclés, désespérés ils se jetèrent sur
leurs assaillants mais furent vite mis à terre.
« Victoire, nous avons trois prisonniers des Terres de Feu ! Victoire
pour le peuple de la rivière ! »
Mais la troupe d’enfançons n’eut pas le temps de se réjouir. Déjà les renforts
des éclaireurs arrivaient. La mêlée était brouillonne. Les petites troupes ne
savaient plus qui était avec qui, alors les apprentis soldats tapaient les uns
sur les autres. Ils avaient bien essayé de se donner des signes de reconnaissance,
comme les mercenaires leur avaient expliqué, mais ça n’avait pas tenu. Alors
les enfants de Lutai se battaient seuls contre tous, oubliant les équipes
qu’ils avaient tirées au sort un peu plus tôt. De temps en temps, lors d’un
duel, l’un ou l’autre des combattants était pris d’un éclair de lucidité, se
souvenant qu’il combattait un allié. Ou bien était-ce un allié d’hier ? Les
fillettes et les garçonnets jouèrent ainsi jusqu’à ce que la nuit ne leur
permette plus de rien voir. Dans la bataille, Hu, Huise et Li Shu s’étaient
retrouvés côte à côte. Ils savaient tous les trois que le tirage au sort ne les
avait pas mis dans la même équipe, mais peu importait, ils combattaient ensemble.
En formation en triangle, comme une mercenaire du pays des moissons leur avait
appris, ils avançaient dans la mêlée, se couvrant les uns les autres. Si bien
qu’ils se retrouvèrent bientôt au cœur de la bataille, attaqués de toute part.
On n’y voyait plus grand-chose, mais encore suffisamment pour que le jeu ne
cesse pas. La fratrie était maintenant cernée de toutes parts. Les autres
enfants de Lutai semblaient s’être ligués contre eux. On ne combattait plus
pour les « Terres de Feu » ou pour le « Peuple de la
Rivière ». C’était eux trois contre ceux de la vallée qui les entouraient
d’un cercle parfait. Qing, un adolescent du village, sortit du rang. Le bâton
qu’il tenait était encore orné d’un morceau de tissu rouge, étendard précaire
des « Terres de Feu ». Il l’arracha, pour marquer un peu plus encore
que les règles du jeu étaient en train de changer. Il fit le tour de la petite
fratrie, les regardant droit dans les yeux, les dévisageant. C’était le plus
vieux du groupe des jeunes, le prochain qui passerait dans l’âge adulte et qui
ne pourrait plus jouer. Il se retourna vers les autres enfants de Lutai. Il
bomba le torse, donna un coup de poing sur sa poitrine et s’écria :
« Enfants de Lutai ! Nous devons protéger notre vallée contre les
étrangers et les bâtards ! Ils veulent nous prendre nos richesses ! A
mort les bâtards ! Pour Lutai !»
Tous les enfants reprirent en cœur « A mort les bâtards ! Pour
Lutai ! ».
Il leva son bâton dans le ciel et la charge fut lancée. Les deux sœurs et leur
frère furent vite submergés par la masse. La hargne de leurs nouveaux
adversaires s’abattait sur eux. Huise faisait tourbillonner son bâton,
repoussant à elle seule plus d’une dizaine d’attaquants. Mais ses bras lourds
et ses poignets fatigués la poussèrent à le lâcher. Il s’envola et se planta
dans le sol rendu meuble par l’humidité du soir. Hu combattait avec son bâton à
deux mains, parant les coups un par un qui lui tombaient dessus. D’une poussée
de bras, il repoussait trois adversaires, puis de nouveau cédait du terrain aux
assaillants. Lorsque cinq ennemis frappèrent en même temps, ses bras cédèrent,
ses jambes aussi et il tomba à terre. Li Shu escrimait divinement, isolant ses
adversaires dans des duels qu’ils savaient perdus d’avance. Elle maniait l’épée
de bois comme personne, réutilisant les techniques que les mercenaires lui
expliquaient. Elle comprenait et appliquait immédiatement. Elle désarma un
premier adversaire puis fit perdre l’équilibre à un deuxième. Le troisième
tenta bien de l’agresser, mais d’un coup elle esquiva l’assaut sur sa gauche et
il fonça vers l’avant sur l’un de ses alliés. Alors qu’elle riait de les voir
tous les deux étalés dans la boue, Qing lui arracha son épée et la poussa
violemment pour la mettre à terre. La fratrie se regroupa, à quatre pattes dans
la boue, tentant de se protéger des coups contre lesquels ils ne pouvaient
maintenant plus rien faire.
« Nous avons vaincu les bâtards ! s’écria Qing. »
Les vainqueurs entonnèrent le chant de la victoire de Lutai tout en ramassant
les armes de bois qui étaient éparpillées sur le champ de bataille. Ils
laissèrent les vaincus se relever et s’en aller de leur côté, la mine basse.


Le feu crépitait dans le foyer. L’odeur des légumes et des
épices envahissait la petite maison. Des bols de riz fumant attendaient d’être
dévorés. Hu, Huise et Li Shu avaient rincé leur visage et les blessures à la
rivière avant de rentrer chez eux. Les traces de coups étaient visibles. Ils
avaient le visage rougi, tuméfié, les bras et les jambes couverts d’hématomes.  Shi et Zhenzhu ne dirent rien quand ils les
virent revenir, plus tardivement qu’à leur habitude, plus amochés qu’à leur
habitude. Tous les cinq se mirent à table en silence et commencèrent à manger.
Shi et Zhenzhu échangeaient sur les pommiers qui rendaient moins de fruits que
les saisons précédentes et qu’il ne serait peut-être pas possible de faire de
cidre cette année. Hu, Huise et Li Shu échangeaient des regards, faisant des
petits gestes de la tête pour s’inciter les uns et les autres à prendre la
parole. C’est Huise qui osa couper ses parents.
« Shi, Zhenzhu, qu’est-ce que c’est un bâtard ?
– Pourquoi est-ce que tu nous poses cette question ? rétorqua Zhenzhu.
– Parce que je crois que nous sommes des bâtards, répondit calmement
Huise. »
Shi et Zhenzhu partagèrent un bref regard compatissant. Ils savaient tous les
deux que ce moment allait arriver un jour. Hu, Huise et Li Shu étaient
différents des autres enfants. Ils n’avaient pas les mêmes traits de visage,
pas la même forme des yeux, pas les mêmes cheveux, pas la même couleur de peau.
Bien sûr les trois enfants l’avaient déjà remarqué, mais ça n’avait jamais
suscité en eux d’interrogations particulières. Ils étaient différents, comme
chacun est différent d’un autre. Ils le remarquaient de temps en temps, ils en
rigolaient souvent. Des moqueries gentilles, des remarques curieuses qui
rythmaient leur apprentissage de la vie en communauté à Lutai.
« Est-ce que c’est mal d’être un bâtard ? demanda Hu à son
tour. »
Shi et Zhenzhu comprirent alors seulement pourquoi ils étaient rentrés dans un
si mauvais état. Ils ne perdaient jamais tous les trois lorsqu’ils s’amusaient
à jouer les mercenaires dans la forêt. Ils ne faisaient jamais partie de la
même équipe car les rares fois où c’était arrivé, le jeu n’avait pas duré assez
longtemps. Ils étaient trop forts lorsqu’ils étaient à trois. Shi comprit que
ce jour-là, ils avaient été à trois dans la même équipe. Tous les trois, mais
seulement tous les trois, contre tous les autres. Pourquoi avait-il fallu que ce
soit ce jour-là plutôt qu’un autre ? Personne n’aurait su le dire. Les
enfants eux-mêmes ne pouvaient l’expliquer. Les circonstances, le déroulé de la
bataille qui les amène à se retrouver tous les trois regroupés au cœur de la
mêlée. Qing qui les voit tous les trois au milieu des autres et qui se
souvient.  Qui se souvient de ces trois
enfants qui sont arrivés avec leur mère. Cette mère qui a été ensuite enlevée à
son tour par des mercenaires. Ce ne sont pas des enfants de la vallée. Et
soudain dans l’esprit de Qing, les choses devinrent bien plus simples. Il n’y
avait plus aucune difficulté à faire les équipes. Il suffisait de faire ceux de
la vallée contre les autres, c’est ce qu’il fit, donnant soudain au jeu
guerrier une nouvelle dimension, sans même s’en rendre compte.
« Non, ce n’est pas grave d’être un bâtard, répondit Shi.
– Est-ce que, vous aussi, vous êtes des bâtards ? lança Li Shu.
– Non ma Li Shu, nous ne sommes pas des bâtards. Un bâtard c’est un enfant qui
n’est pas vraiment l’enfant de ses parents ou que ses parents ne veulent pas
reconnaître. Mais ce n’est pas important, ce qui compte c’est de grandir
entourés de personnes qui vous aiment et qui prennent soin de vous.
– Alors vous, vous n’êtes pas vraiment nos parents ?
– Non Li Shu, nous ne sommes pas vraiment vos parents. Votre mère vous a amenés
ici puis elle a dû s’en aller. »
Le silence se fit. Le feu continuait à crépiter dans le foyer, rythmant les
pensées de chacun. Shi et Zhenzhu guettaient la réaction des trois enfants,
craignant un excès de colère ou de tristesse. Li Shu dessinait des signes et
des traits sur la table avec son doigt, levant les yeux avec un léger sourire.
Puis elle se reconcentrait sur les mouvement de sa main.
« Mais alors, dit-elle tout haut tout en continuant son manège, Qing aussi
c’est un bâtard !
– Comment ? demanda Shi.
– Qing il ne vit pas chez ses parents ! C’est une amie de sa mère qui
l’élève, c’est comme nous !
– Mais oui ! C’est vrai, appuya Hu. 
– Mais y a pas que lui en plus, relança Huise, y’en a plein d’autres qui sont
des bâtards !»
Shi et Zhenzhu ne relevèrent pas. Ils étaient trop heureux que les choses se
passent aussi bien.


La foule d’enfants sortit du chemin qui se dessinait à flanc
de colline et s’engouffra dans la forêt. Arrivés à la petite clairière, ils se
mirent en rond autour de Qing. Autour d’eux, les armes en bois étaient
soigneusement rangées sur des râteliers protégés par de petits abris de
bambous. Du doigt, Qing commençait à désigner les factions pour la bataille du
jour. Il tournait sur lui-même en fermant les yeux et s’arrêtait dans un hasard
contrôlé. Lorsqu’il désigna Huise, celle-ci s’avança au centre du cercle et
s’adressa à toute la troupe.
« La dernière fois, Hu, Li Shu et moi, nous avons dû combattre à trois
contre vous tous. Alors aujourd’hui, nous voulons faire les équipes ! Nous
prendrons tous les bâtards avec nous ! »
Certains rigolèrent, d’autres crièrent qu’il n’y avait pas d’autres bâtards
dans le groupe, les derniers ne comprenaient pas pourquoi ce n’était pas Qing
qui faisait les équipes. A chaque fois que Huise désignait l’un ou l’une pour
faire partie de l’équipe des bâtards et qu’elle expliquait pourquoi c’était un
bâtard, les autres finissaient par acquiescer et rigoler. Alors le nouveau
bâtard se résignait à faire partie de l’équipe. Si bien qu’il y eut bientôt
deux factions équilibrées et prêtes à la bataille.
« Bien, je crois que les troupes sont prêtes au combat, lança Qing alors
qu’il allait rejoindre l’autre partie du groupe.
– Je crois que tu oublies une personne dans la troupe des bâtards, l’arrêta
Huise.
– Eh c’est vrai ça Qing, toi aussi t’es un bâtard, cria une voix timide de la
troupe des bâtards. Tu ne vis même pas avec tes parents, allez viens avec
nous ! »
Tout le groupe ria et Qing fit demi-tour, rejoignant la troupe des bâtards.
« Allez, nous on joue en défense, dit-il pour garder de la
contenance. »
Les deux troupes s’équipèrent, prirent les foulards de couleur pour se
reconnaître dans la mêlée et se mirent en formation. La troupe des bâtards, en
rouge, se dispersa dans la forêt. La troupe de Lutai, en bleu, devait
progresser jusqu’à l’orée de la forêt sans se faire arrêter par la troupe en
défense. Le jeu ne dura pas longtemps. Comme à chaque fois que Hu, Huise et Li
Shu étaient dans la même équipe, ils ne laissèrent aucune chance à leurs
adversaires. Si bien que ce soir-là, à Lutai, de nombreux enfants regrettèrent
de ne pas avoir été des bâtards.


Chapitre 7 : Profanation


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