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Les lunettes

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Je ne suis pas tête-en-l’air. Les personnes qui me connaissent bien vous
le diront, je suis même quelqu’un d’assez organisé. Je range mes affaires à
leur place. Et, sans être maniaque, j’aime que mes affaires soient en ordre.
Peut-être suis-je un peu mystique. J’estime que si dans une maison un objet n’a
pas de place prévue, c’est qu’il n’est pas en équilibre avec la maison.
Comprenez donc bien que je connais l’emplacement de chacune de mes affaires,
chez moi. Et pourtant. Pourtant, ce matin, il m’est impossible de trouver mes
lunettes. J’aimerais vous dire que c’est un fait rare, presque exceptionnel.
Mais ça ne l’est pas. Malgré toute mon organisation, ma rigidité comme dit
parfois ma femme, j’égare souvent des affaires. Pas toujours mes lunettes, non.
Ce peut être la veste que j’avais sortie la veille pour m’habiller, l’oignon
que je m’apprêtais à couper ou le livre que j’étais en train de lire à l’instant.
Et c’est quelque chose qui m’énerve passablement. Impossible de me souvenir où
j’ai pu les poser. Je suis dans le flou complet. Non pas que j’aie absolument
besoin de mes lunettes. Je vois assez bien sans. Je crois me souvenir que j’ai
une correction assez faible. Autant, je suis maniaque pour mes affaires, autant,
je ne me souviens jamais des chiffres. Je ne vois pas si mal sans lunettes. Le
monde est seulement un peu plus flou. Un peu plus beau peut-être aussi. En fait
j’aime sortir sans mes lunettes. Découvrir l’imprécision d’un monde et d’un
paysage quotidien que je connais par cœur. Ne pas reconnaître ce voisin qui me
salue de l’autre côté de la rue, me demander ce qui est écrit sur cette affiche
devant laquelle je passer pourtant tous les jours. Je ne suis pas ennuyé par le
fait de ne pas porter mes lunettes. Je veux simplement savoir où elles sont !


Je suis plutôt calme à mon
habitude. Je ne crois pas que hausser la voix ou laisser les émotions
prendre le dessus sur la raison permette de se sortir de situations
désagréables. Mais la perte de mes affaires me fait m’égarer moi-même. D’abord, je
cherche. Assez peu de temps, puisque je sais parfaitement où sont mes
affaires. Soit elles sont là où elles doivent être, soit elles n’y sont
pas. Puis je sens la colère monter. Une colère profonde, qui vient des tripes. Une énergie
destructrice qui bout en moi, soudainement. Alors la haine remonte tout mon être. Elle atteint mon
cœur, et je le sens, qui s’affole, comme pour me préparer aux pires
éventualités. Mes muscles se tendent, prêts à bondir, d’instinct. Et ça monte,
encore. La colère gagne la tête, le cerveau, l’esprit. Les idées les
plus nauséabondes hantent mes pensées. Je veux trouver un responsable, un coupable. J’ai le sentiment
d’être prêt à le tuer. Pire encore, j’ai envie de le faire souffrir. Tout et tout le
monde deviennent suspects. Jamais je ne hais tout ce qui m’entoure autant que dans ces
moments. Ma femme le sait. Elle a appris à me gérer, même si je sais que je lui fais
peur. Elle n’est pas là aujourd’hui. Elle est en déplacement professionnel depuis plusieurs jours. Elle doit rentrer
dans la journée. Je ne sais plus vraiment à quelle heure, et à cet instant,
je m’en contrefiche. Je voyais parfaitement hier encore. Elle ne peut pas
être responsable, et donc encore moins coupable, pour mes lunettes. Pourtant, je ne
peux m’empêcher de penser « Qu’est-ce
qu’elle en a encore fait cette salope ! » Je ne le dis jamais tout haut. Je garde ces
pensées bien enfouies en moi. Bien que mon corps les exprime pleinement. Personne n’est
venu me rendre visite hier soir. Je pose alors mon regard sur le chien, Henkie. Un beau labrador de sept ans. Il dort sur le tapis du salon, le dos collé contre les
briques encore chaudes de la cheminée. Il doit sentir ma présence, le poids de mon regard sur lui,
car il ouvre les yeux. Il me regarde et je sais alors qu’il est coupable. Il a joué avec
mes lunettes. Il les a prises pour son os en caoutchouc et il les a
trimballées quelque part. Je l’interroge, sévèrement. Il refuse de me répondre. Je l’attrape par le collier et je le mets à la porte. Je fouille son
panier et ses cachettes préférées, elles n’y sont pas. Que suis-je bête ! Comment mon chien
aurait-il pu me prendre mes lunettes ! Je m’assois sur mon fauteuil, celui de ma femme, un modèle
identique est installé juste en face, et je reprends mes esprits. Si elle était là,
c’est ce qu’elle me dirait
de faire. De me calmer et de respirer doucement. Inspire, 1… 2… 3…Expire, 1… 2… 3… Je l’entends comme si elle était avec moi. Mes lunettes ne
peuvent pas avoir disparu. Si ce n’est ni mon chien, ni ma femme, c’est que quelqu’un
d’autre est intervenu. J’ai laissé la fenêtre de la chambre d’amis ouverte cette
nuit. Quelqu’un a dû en profiter pour s’introduire chez moi, et m’a
volé mes lunettes. Juste mes lunettes. Un voleur ne ferait pas ça. Un animal peut-être. Un animal, c’est suffisamment idiot pour emporter des lunettes. Et seulement des
lunettes. Mais si j’ai mis Henkie hors
de cause, ce n’est pas pour accuser un piaf. D’autant que la porte de la chambre d’amis était fermée. Ce n’est ni un
voleur, ni une pie voleuse. Il faut chercher plus loin. 


Je me rends dans la chambre
d’amis. J’avance sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. La moquette du
couloir m’aide à être parfaitement discret. Je laisse mes intuitions guider tous mes gestes. Je ne pense plus. Si quelqu’un se
cache dans la chambre, je suis prêt à lui tomber dessus et à le maîtriser. J’ouvre la porte
d’un geste vif. Je me projette vers l’avant, fais une roulade sur le dos, me
relève solidement sur mes appuis et d’un pivotement rapide, je fais le tour de
la pièce. Personne ne me saute dessus. J’observe, je scrute, j’analyse. Il n’y a aucune
trace. Ils sont forts. De vrais professionnels. Des agents du gouvernement probablement. Pourquoi est-ce
que mes lunettes les intéresseraient ? Cherchent-ils à me piéger ? Ils vont les laisser sur une scène de crime, c’est évident. Un indice
compromettant, me mettant parfaitement en cause. Pour se débarrasser de moi. J’ai été assez virulent contre le gouvernement ces derniers
temps sur ma page facebook. J’ai eu
plusieurs dizaines de like et
quelques partages. Ils se rendent compte que je deviens une force d’opposition
naissante et voilà qu’ils veulent déjà me faire taire. Au travail, je
suis maître de conférences à l’université d’Etat, je n’ai pas hésité à faire
retentir haut et fort mes convictions. J’ai pris la parole lors d’une réunion syndicale et j’ai
collé quelques tracts après la journée de cours. Ils ont peur que j’embrigade les étudiants qu’ils n’ont pas
encore eu le temps de
formater. Est-ce qu’ils m’observent en ce moment ? Ont-ils installé
des caméras ou des micros ? Non, je les aurais entendus. Ils doivent être en face, dans une voiture banalisée. Machinalement,
je ferme le rideau bleu de la fenêtre. Ils ont sûrement eu le temps de déjà faire toutes les photos
dont ils avaient besoin. Je sors les yeux, mais je garde le nez caché par le rideau. S’ils veulent
utiliser ces photos pour l’enquête, je dois être le moins reconnaissable
possible. Je regarde au bout de la rue. De l’autre côté. Le jardin des voisins, jusqu’au grand chêne. Je ne vois rien
de suspect. Je ne vois rien de suspect, mais je vois bien. Je vois
parfaitement bien. Quel idiot ! J’ai mes lunettes sur le bout de mon nez depuis le début de
la journée ! J’ai dû oublier le moment où je les ai mises ! Ce que je peux
être distrait ! C’est étonnant comme les objets semblent parfois disparaître et réapparaître au
moment propice. À croire qu’ils ont une âme ! Voilà mon côté mystique qui revient. Je sens les
palpitations de mon cœur se calmer. Ma respiration ralentit. Mes idées deviennent plus claires. Qu’est-ce que je
n’étais pas prêt à imaginer ! Si je n’avais pas remarqué que je les portais déjà, j’aurais
sûrement fini par penser qu’elles avaient fui de leur propre volonté. Je veux bien
être mystique, mais quand même ! Il faut que je reste un peu raisonnable. Je ris, d’un
rire libérateur, sonore. La voiture de ma femme s’engouffre dans notre rue. J’arrive même à
en lire la plaque d’immatriculation. Je la connais par cœur. Elle porte ses lunettes de soleil, elle chante avec
l’autoradio, je devine même la musique qui est en train de passer. Elle sourit. Je me précipite
avec une humeur enfantine jusqu’au perron pour l’attendre. Un sourire
d’allégresse me réchauffe le visage. Quel sentiment de bonheur ! Une folle énergie m’anime de l’intérieur. Ma femme se gare
dans l’allée devant le garage. Elle sort de la voiture, récupère sa valise sur la banquette
arrière et me fait un grand signe. Elle s’étonne que je l’attende sur
le perron, voilà longtemps que je ne l’avais pas accueillie comme ça. Elle se demande
ce qui me rend si heureux. Alors je lui raconte comme elle m’a manqué. Comme j’ai
failli, encore une fois, perdre la tête parce que j’avais perdu mes lunettes,
alors que je les avais sur moi depuis le matin. Comme j’ai su me maîtriser et m’en sortir. Elle rigole, et
elle s’étonne :

« Mais enfin chéri, tu n’as jamais porté
de lunettes ! »

De nouveau, tout devient trouble.


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