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L’oubliette

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La semaine dernière, j’ai participé à un concours d’écriture dont le thème était « Fond de tiroir ». J’avais trois idées de nouvelles avec ce thème. Et comme j’ai découvert l’existence de ce concours 48 heures avant qu’il ne se termine, je n’avais pas le temps d’essayer les trois pour voir celle qui me plaisait le plus. J’en ai donc envoyé une et je vous en propose ici une deuxième. Comme j’ai eu un peu plus de mal à écrire celle-là, je me dis que c’est une bonne chose que je ne sois pas parti sur celle-ci pour le concours. Je ne l’aurais pas terminée dans les temps. Mais je crois que, a posteriori, je la préfère à celle que j’ai envoyée pour le concours !

Les mains de l’homme l’empoignèrent
fermement par les épaules. Lenca ne dit rien. Tout juste eu-t-elle un léger
sursaut de surprise. Elle ne comprit pas. Elle fut bringuebalée sans rien entendre
à ce qui lui arrivait, sous le choc. Il était venu la chercher tôt le matin, au
réveil. Il l’avait tirée de la nuit sans un mot. Etait-elle en train de
rêver ? Elle savait que non, tout était trop réel. Il l’arracha de chez
elle et l’amena, là, sans un regard. Il ouvrit une trappe et la poussa
violemment au travers. Lorsque la porte se referma, l’obscurité se fit tout à
fait. Elle avait déjà entendu parler de ses enlèvements. Des bruits couraient
sur des disparus qu’on ne revoyait jamais. Elle n’y croyait qu’à moitié. Ca ne
pouvait être vrai. Si ça l’était, on en parlerait ouvertement, on manifesterait
contre, on se révolterait. Si c’était vrai, ce devait être uniquement pour se
débarrasser de personnalités vraiment dangereuses, contre lesquelles il fallait
parfois user de méthodes radicales. Lenca, était-elle une dangereuse terroriste ?
Elle était certaine que non.


Elle sentit de nombreuses présences
autour d’elle. Elle les sentit contre elle. Elle sentait leur souffle contre sa
peau, leur odeur âcre, qui emplissait ses narines, et leur regard pesant sur
elle. Ils étaient entassés, nombreux dans une salle dont elle ne parvenait à
comprendre les limites. Progressivement, ses yeux s’habituaient à la pénombre.
Elle avait à peine la place de bouger. Elle tenta de repousser cette masse
informe qui l’oppressait, pour pouvoir respirer un peu. Pour pouvoir retrouver
son calme. Un maigre rayon de lumière pénétrait par l’embrasure de la porte par
laquelle on l’avait projetée. C’était peu, mais Lenca avait un point de repère
dans cet inconnu. Elle ne devait pas le perdre de vue. Une sourde rumeur
l’entourait. Des murmures et des commentaires jaillissaient, à propos de la
nouvelle venue dans le trou des déclassés. Des dizaines de paires d’yeux se
posaient sur elle. La masse commençait à bouger. Ca grouillait pour pouvoir
l’approcher ou simplement l’apercevoir. Elle tentait de garder le faisceau de
lumière dans son champ de vision, mais la vague sombre l’engouffra dans les
abysses. Lenca s’agitait, donnant des coups d’épaule pour se frayer un chemin,
sortant les coudes pour dégager ceux qui s’approchaient de trop près. Elle se
retrouva dos au mur. Un mur froid sous sa main. Une paroi lisse, sans aspérité,
d’un ennui profond. Voilà ce qui l’attendait ici. La masse des silhouettes
gardait maintenant une distance respectable. Elle était leur nouveau spectacle,
leur nouvelle distraction. Elle était leur nouveauté. Ils étaient sa nouveauté.
La rumeur se faisait plus forte encore. Lenca parvenait à distinguer quelques
mots, quelques bouts de phrase dit plus fort que les autres. Elle ne ressemblait
pas à celles qu’on avait l’habitude de voir arriver ici. Elle était encore
jolie pourtant. Elle avait l’air jeune. Elle avait l’air déboussolé, un peu
sauvage quand même. Elle n’était pas faite pour être là. Elle ne tiendrait pas
longtemps, c’était certain. Elle finirait en miette, froissée, déchirée de
toute part.

« Taisez-vous ! Taisez-vous
tous ! Fermez-là ! »

Elle cria à plein poumon. Elle hurla
avec la rage et la puissance qu’elle aurait voulu avoir quand il était venu la
saisir. Elle fit tonner la colère qu’elle osait enfin ressentir. Mais il n’y
eut pas de silence. Elle ne mit pas fin à l’orage qui s’abattait sur elle. « Quand
je te disais qu’elle avait l’air sauvage. Il va falloir qu’elle se calme celle-là,
ça va devenir invivable ici. » Combien de temps restèrent-ils ainsi ?
Ni elle, ni eux n’en avait la moindre idée. Ca n’importait pas. Là-bas, le
temps n’était plus une préoccupation. Il n’existait pas. Dehors, il continuait
à défiler, crânement, toujours plus important. Mais une fois que vous étiez
enfermé dans l’oubliette, il n’avait plus la moindre valeur, plus le moindre
sens.


Vint le moment où ils se
désintéressèrent d’elle et où la vie de la cellule reprit son cours. Le moment
où elle put, enfin, prendre le temps de respirer, de se calmer et d’observer.
Elle dévisageait cette masse informe qui l’avait accablée. Des silhouettes se
détachaient les unes des autres, bien ordonnées, dans une salle dont Lenca
percevait maintenant les murs et le plafond. Des visages apparaissaient. Il y en
avait de tout âge, de tout sexe, de toute origine. Elle avait même le sentiment
d’en reconnaître plusieurs. Elle en avait croisé quelques-uns au cours de sa
vie, sans jamais bien les connaître. Ils étaient partis, ils avaient disparu de
son quotidien et elle n’avait jamais posé de question. Elle les avait oubliés.
Elle n’avait aucune envie de se souvenir d’eux maintenant. Elle se rendit
compte que, dans leur mouvement, ils l’avaient emmenée au fond de la salle. En
se dressant, autant qu’elle le pouvait, sur la pointe de ses pieds, elle
parvenait à distinguer le faisceau lumineux. Son point de repère, sa seule
touche d’espoir dans le monde étrange dans lequel elle se retrouvait. Il
paraissait terriblement éloigné mais pas inaccessible. Elle ne resterait pas
là. D’un pas assuré, s’étant maintenant parfaitement accoutumée au manque de
lumière, elle se mit dans le but de retrouver la porte et de faire entendre sa
voix. Là, elle pourrait demander des explications. Elle devait bien avoir des
droits ou quelque chose qui s’en approchait. On ne pouvait l’enfermer comme ça
et l’abandonner sans même lui donner une chance de se défendre. Elle écarta une
première rangée de personnes, qui se laissa faire, puis une deuxième, qui
opposa un peu plus de résistance. La troisième file la bloqua. Elle eut beau
s’agripper, serrer, tirer pousser, frapper, mordre, arracher, battre, blesser,
entailler, ils ne bougèrent pas d’un pouce. Une vieille femme lui asséna un
coup sec de canne sur la tête qui l’arrêta net dans son élan. Les nouveaux venus
attendaient au fond. Pour qui est-ce qu’elle se prenait ? Les deux rangées
derrière Lenca s’écartèrent pour la laisser retourner à sa place.


« Je ne devrais pas être
ici. »

Lenca sanglotait seule contre la
paroi du fond. Elle gémissait à haute-voix. Elle ne cherchait pas à attirer
l’attention sur elle. Elle ressentait le besoin d’extérioriser les pensées qui
s’entrechoquaient dans son crâne. Elle voulait les dire, pour leur donner une
forme de réalité, pour mieux les appréhender. Tout restait sombre et obscur.
Elle était enfermée, arbitrairement.

Un jeune homme de la dernière rangée
s’approcha d’elle. Il s’accroupit en face. Il portait un large bonnet rouge et
une grande paire de lunette de soleil qui lui masquaient une bonne partie du
visage. Sa bouche était recouverte d’une écharpe blanche. Dès qu’il bougeait,
son corps faisait de petits frottements grinçants. Lenca devina que c’étaient
ses vêtements qu’elle entendait. Sans s’adresser particulièrement à lui, elle
n’était pas certaine de ses intentions, elle continua.

« Je n’ai rien à faire ici ! Je ne sais même pas ce
que je fais ici d’ailleurs. Je sais à peine où je suis ! Qu’est-ce que je
fais avec tous ces gens, bon sang !
— On s’pose tous les mêmes questions, dit le jeune homme, la voix étouffée par
son écharpe.
— Mais ce n’est pas juste ! Je n’ai rien fait ! Je dois bien avoir le
droit à une explication ! Ou bien à quelques recours !
— Avez-vous le souvenir d’un quelconque procès ? D’une espèce de
jugement ? demanda-t-il avec une pointe d’ironie pour souligner sa
naïveté.
— Non, rien de tout ça… Je ne me souviens que d’une emprise ferme, douloureuse.
Je me souviens qu’on m’a traîné ici et… c’est tout. C’est injuste, enfin !
— Il n’est pas question de justice ici, mademoiselle. Vous êtes dans le temple
de l’arbitraire, dans l’oubliette. Ne vous tourmentez pas à essayer de
comprendre pourquoi vous êtes là. Admettez seulement que, si vous êtes là,
c’est que l’on ne veut plus de vous. C’est parce qu’on veut vous oublier.
Admettez que, là dehors, le monde veut maintenant nier votre existence. Vous
rejoindrez alors votre rang et, vous attendrez de pouvoir avancer, à votre
tour, jusqu’à la porte où vous espérerez qu’on vous offre une chance de sortir.
Par pitié, par nostalgie ou parce qu’on vous aura, enfin, pleinement oubliée. »

Le garçon parlait maintenant avec
emphase et résignation. Il avait rabaissé l’écharpe qui lui couvrait les lèvres
pour que sa voix soit plus claire. Il s’était redressé, relevé, pour donner
d’autant plus de force aux paroles qu’il venait de prononcer. Tout comme on lui
avait expliqué les règles de cet endroit. Tout comme on lui avait expliqué le
cadre de sa nouvelle vie. Il était l’antépénultième et il venait de devenir le
garant du bon déroulé des choses dans la cellule. Il était dorénavant une
figure d’autorité. Il bomba le torse, redressa parfaitement les épaules et leva
légèrement le menton pour la voir de plus haut encore. Il eut un sentiment de
pitié pour elle. Lui aussi s’était retrouvé dans la même situation, peut-être
pas avec autant de rage. Ca lui avait pris du temps de pleinement comprendre ce
qui lui arrivait. En fait, c’est en expliquant à Lenca qu’il avait pleinement
assimilé ce qu’il adviendrait pour lui, pour les autres et pour elle. Il devina
qu’elle aurait à vivre le même parcours mental. Il se pâmait dans ses nouveaux
apparats, ne prêtant plus attention à Lenca, qui s’était relevée à son tour. Il
s’apprêtait à se retourner vers son rang avec solennité, lorsqu’elle le retint
par le bras.

« Qui ? demanda-t-elle avec agacement.
—Qui quoi ? rétorqua-t-il, blessé dans son orgueil. »

Il venait d’accéder pleinement à la
dignité des occupants de la cellule, mais la nouvelle venue ne semblait pas
l’avoir compris. Elle ne s’en soucia pas plus en voyant sa réaction.

« Qui décide ? précisa-t-elle, toujours agacée. Qui
nous force à rester dans notre rang ou à attendre ? Est-ce qu’il y a des
gardiens ? Des matons ? Passent-ils régulièrement pour s’assurer que
tout est en ordre ? Pour nous punir si ça ne l’est pas ? Sont-ils là,
au milieu de nous ?
— Personne ne décide, enfin ! L’oubliette fonctionne selon ces règles,
sans quoi, ce serait l’anarchie, la loi du plus fort. Nous n’avons pas besoin
de gardien pour savoir nous tenir et veiller au bon ordre des choses.
— Pourquoi nous y plier ? Pourquoi céder à cette résignation ?
Pourquoi donc m’a-t-on empêchée de parvenir jusqu’à la porte pour me laisser
une chance de faire entendre ma voix tant qu’on ne m’a pas oubliée ? Si
c’était une erreur ! Si ma présence ici était une erreur ! Ne me
laisserait-on pas une chance ? Si je dois attendre, c’est vous qui me
condamnez à l’oubli !
— Vous devriez regagner votre rang, mademoiselle. Votre tour viendra, comme
pour nous tous. Vous aurez alors votre chance.
— Non ! Je refuse de me plier à vos règles ! »
Tous les rangs se tournèrent vers Lenca. Elle sentait le poids de la
réprobation. Et de nouveau la rumeur et les regards. Ils l’avaient dit, qu’elle
ne tiendrait pas. Le jeune homme tenta, une dernière fois, de la raisonner.
C’était l’occasion de montrer à tous qu’il avait pleinement intégré son rang,
son rôle, l’oubliette.
« Vous pouvez vous obstiner, vous n’y changerez rien. Personne ne finit
ici par erreur, c’est bien là la seule certitude de leur système. Il vaut mieux
qu’ils vous oublient si vous souhaitez avoir une chance de sortir. Mais faites
comme bon vous semble, allez-y ! Débattez-vous pour passer chaque rang,
vous finirait par y parvenir, ils céderont. Vous vous y abîmerez
irrémédiablement, vous vous déchirerez en vain. Vous ne serez ni la première,
ni la dernière. Moi-même, j’ai pensé le faire, j’ai pensé vous suivre alors
même que vous n’aviez jamais entendu parler de cet endroit. J’ai eu la justesse
d’écouter celle qui, comme je le fais pour vous, m’a éclairé sur l’obscurité
qui nous entoure.
— Je vous laisse à vos justifications. Je vous laisse la pénombre. Je choisis
de me battre, sans honte aucune ! Usez de toute votre énergie, de toute
votre clairvoyance pour m’en empêcher si vous le souhaitez, je ne laisserai pas
cette injustice vivre, lâcha Lenca avec emphase.
— Soit. »

À ces mots, tous les rangs se
fendirent en deux, dessinant une majestueuse allée au cœur de l’oubliette.
Lenca n’hésita pas. Elle marcha, la tête haute, le buste droit, d’un pas
régulier jusqu’à la trappe par laquelle elle avait été jetée en pâture.
Derrière elle, les rangs se refermèrent. Elle n’avait plus qu’à attendre. Que
quelqu’un passe, que la porte s’ouvre, qu’elle puisse faire entendre sa voix.
Elle ne se résignerait pas.


Charles accrocha le nouveau cadre entre
les deux fenêtres de son salon. Il marchait prudemment, il pouvait rester
quelques morceaux de verre de celui qu’il avait fait tomber quelques jours plus
tôt. C’était un cadre de bois blanc, habillé d’un liseré végétal, qui se
divisait en douze compartiments à photographie. Il se dirigea vers la commode
du salon. Il ouvrit, difficilement le tiroir du bas, à droite. Le meuble était
ancien, il avait appartenu aux arrière-grands-parents de Charles, et il n’avait
pas pris le temps de lubrifier les glissières de bois depuis bien longtemps. Le
tiroir était plein de photos, en vrac, bien que leur disposition laissait
deviner qu’elles avaient été soigneusement empilées à l’origine. Il y avait
entreposé les photos de famille, celles que ses grands-parents lui avaient
léguées avant de partir, ses photos d’enfance, celles qu’il imprimait chaque
semaine après les avoir soigneusement sélectionnées et retouchées sur son
ordinateur. Il fut interloqué par la première photo, au-dessus de toutes les
piles. La photo de Lenca. Il la prit dans ses mains, la regarda quelques
instants. Elle l’avait quitté quatre jours plus tôt.

« Je pensais pourtant t’avoir rangée bien au fond toi… Allez, va te cacher maintenant. »

Il remit la photographie de son ex
tout au fond du tiroir, avec un paquet de photo de ses dernières vacances au
ski, et commença à choisir les photos pour son cadre parmi ses vieilles photos
de famille. Elles étaient enfermées là depuis trop longtemps.


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