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Jalousie, ou l’itinéraire d’un meurtrier

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La ville est en vie. Les commerces avalent et recrachent leurs clients goulûment. Entre les lignes crèmes, des véhicules papillonnent ; l’un clame d’un klaxon, l’autre répond d’une sirène. Ici, une bombe de peinture colore un mur gris, là, une guitare fait résonner un coin silencieux. Une laisse promène son chien et son maître. Les feux tricolores s’illuminent d’une couleur à la fois. Une silhouette rouge laisse place à une silhouette verte. De minuscules chaussures s’avancent trop tôt sur des bandes blanches, des pneus crissent trop tard. Des gyrophares font clignoter les vitres, les essuie-glaces sèchent les pleurs. Un brancard emporte une petite chose sans vie.


Je me suis installé dans une guérite aux aurores. Un appartement neuf, spartiate. Je n’ai jamais prétendu à plus et c’est un logement de fonction en cœur de ville. Trois murs, deux pièces, une large baie vitrée qui donne sur la rue. J’y voyais Murielle, du moins c’est ainsi que je l’ai nommée. La quarantaine, jogging délavé, qui passait à sept heures cinquante-trois chaque matin de la semaine, revenait à sept-heures cinquante-huit une baguette plantée dans son sac en toile, qui repassait à huit heures trente-trois avec un tout autre apparat pour prendre le bus à l’arrêt Leclerc, ligre 34 ou 6B selon les jours, direction pont des Victoire, elle revenait aux alentours de sept heures du soir, le col défait, les yeux cernés, le sourire heureux du retour à la maison. C’est ce qui m’importait le plus, voir la ville vivre, respirer, crier, se précipiter, flâner, s’endormir, se réveiller…

J’étais ravi.

Nous partagions l’appartement à deux, avec mon colocataire, un collègue. Chacun sa pièce, comme le règlement le stipulait. Je ne l’ai jamais croisé. À peine installés, nous avons dû nous mettre au travail. La tâche était simple : apparaître quand on me le demandait, disparaître quand on me l’ordonnait. Le ballet routinier de mon quotidien. Nous travaillions en équipe avec mon colocataire, les gars d’en face et d’autres que je ne pouvais voir. Tout juste ai-je pu apercevoir leur reflet sur les carrosseries rutilantes des voitures qui sortaient du lave-auto situé un peu plus loin dans la rue. Ma vie était une chorégraphie solitaire et millimétrée. 

Elle me pesait.

C’est pour échapper à cet ascétisme professionnel que je me suis intéressé au spectacle qui se déroulait de l’autre côté de la fenêtre. Murielle et les autres, jour après jour, nuit après nuit. Sur ces bandes blanches qui dessinaient mon horizon, j’ai pu découvrir le genre humain dans toute sa splendeur. Et dans toute son horreur. Il y avait les bienveillants, les polis, les aimables, les vulgaires, les égoïstes, les dangers, les chanceux, les contempteurs, les patients, les pressés, les criminels qui s’ignorent les criminels qui s’assument, les laissés-pour-compte… Ce que j’admirais, ce qui m’interrogeais, c’est qu’ils étaient faits d’un peu de tout ça. D’un jour à l’autre, l’enjoué prenait les traits du triste, le déprimé empruntait au colérique, le violent se muait en serviable. Selon qu’ils portaient un visage crispé ou détendu, qu’ils s’habillaient de telle ou telle émotion. Selon que le soleil goguenard se pavanait dans le ciel ou que les nuages pleuraient leurs froides larmes sur le bitume. 

Tous, sauf Arnaud. Lui était égal. Il arrivait entre six heures trente sept et six heures cinquante trois du matin, avec son éternel gilet rouge, sa casquette vissée sur un large front, son chariot métallique. Il distribuait sourires et journaux aux passants, repartait une fois le cageot vide. Je l’ai vu attendre longuement, dernier exemplaire en main, alors que le flot matinal des travailleurs était déjà tari. Il aurait pu le poser là, le glisser de force dans des mains inattentives ou l’abandonner dans une poubelle. Mais il avait le souci du travail bien fait et attendait jusque onze heures vingt-huit du matin au plus tard. Lorsque Laurent lui enlevait son dernier exemplaire. Il n’habitait pas le quartier, pourtant il vivait ce coin de rue bien plus que nombre de mes voisins. Je me retrouvais beaucoup en Arnaud, dans son invariabilité et sa discrétion.  Obnubilés par leurs inconstances, les humains ne nous remarquaient pas. Qu’ils soient à deux, amoureux, en bande, dissipés ou seuls dans leur bulle. Depuis la mienne, j’étudiais ces systèmes de nuances.

Je me passionnais. 

Je les épiais sans aucune perversion, piqué par cette intense curiosité qui vous brûle les circuits. Je ne me cachais pas. J’observais quand mon travail me réclamait d’apparaître, je continuais avec plus de discrétion lorsque je retournais dans l’ombre. Tel un inspecteur qui étudiait ses suspects derrière sa vitre sans tain. Je ne désirais pas mettre en péril mon travail ou celui de mes collègues, nous étions trop bien réglés pour ça. 

La passion est devenue amour. Pour les humains en général, pour celles et ceux qui me croisaient tous les jours en particulier. Muriel, Arnaud, Laurent… J’essayais de deviner leur vie. Celle de Yacine, de ses enfants, Inès, Lili et Hocine. Ils me visitaient tous les week-end, quel que soit le temps. Ils allaient s’amuser au square situé juste derrière moi. Si la luminosité me le permettait, je contemplais leurs jeux enfantins que la vitrine de la boulangerie d’en face me renvoyait. Ils y restaient deux heures, repartaient en passant acheter chouquettes ou éclairs au chocolat. Même lorsque les enfants pleuraient ou se bagarraient pour savoir qui aurait la dernière bouchée gourmande, une aura joyeuse enserrait cette famille. J’aurais tant aimé la partager avec eux.

Tous me voyaient, bien sûr, mais je ne les intéressais pas.

Etrangement, je ne saurais dater le moment où l’idée s’est immiscée en moi. Je ne crois pas qu’elle se soit illuminée dans mes circuits soudainement, comme les signaux qui me traversaient habituellement. Elle s’est immiscée, sournoise, attendant que je l’adopte, que je l’apprenne, la comprenne. Elle y est parvenue.

J’étais obnubilé.

J’aimais les humains. Eux, non. Je pensais même qu’ils me détestaient. Devant moi, ils ne s’arrêtaient pas, ils ne m’admiraient pas non plus. J’aurais pu passer outre s’ils ne s’extasiaient pas face à mon collègue, le Rouge. Lorsqu’il prenait son poste, la foule s’arrêtait, tournait son regard d’un seul geste vers lui et l’adorait. Lorsqu’il se fondait dans l’obscurité et que je m’éclairais à mon tour, les yeux se détournaient, les jambes s’actionnaient, la foule glissait au loin.

Je l’imaginais se pâmer de toute cette attention qu’il recevait à longueur de temps. Je comprenais enfin pourquoi je n’avais pas le droit de lui parler. Nous n’étions pas du même monde. Pourtant, je faisais mon travail avec autant d’application que lui. Jamais je n’étais en retard. Jamais je n’étais blessé, pas même une petite ampoule au pied. Jamais je n’ai eu des Hommes la reconnaissance qu’il avait.

J’étais vert de jalousie.

La passion s’est muée en haine. Je détestais les humains qui chérissaient Rouge, je l’exécrais lui. Je voulais être à sa place, c’était dorénavant le but de mon existence. Comme je ne pouvais l’aborder directement, je me suis concentré sur son acolyte d’en face, sur les réactions des hommes, des femmes, des enfants lorsqu’il se donnait en spectacle pendant que je m’enfonçais un peu plus encore dans les ténèbres. 

J’avais pourtant bien plus d’allure. Je faisais preuve d’entrain, j’allais de l’avant, j’offrais au monde ma démarche positive, mon dynamisme à tout heure du jour et de la nuit. Ces imbéciles préféraient idolâtrer ces piquets écarlates, droits comme des “i”, immobiles, impassibles, insipides. Les rouges ne leur donnaient rien, cependant ils récoltaient tout. 

J’ai bien essayé de leur ressembler, d’aller contre ma nature. Chaque instant qui passait, chaque impulsion électrique qui me traversait était vouée à me redresser moi aussi, à resserrer mes jambes, plaquer mes bras contre mon corps, me mettre au garde-à-vous comme un soldat de l’armée rouge. Mais j’avais trop intégré ma fonction pour faire autre chose.

Je cherchais des échappatoires chez les quelques Humains qui s’affranchissaient de son attraction. Je me réchauffais de ceux que je voyais fuir devant Rouge, traversant en courant la chaussée, entre les moteurs rutilants et les klaxons terrifiants. J’imitais leurs émotions pour devenir cramoisi d’orgueil, écarlate de colère, vermillon d’ivresse. J’étais vert de rester vert et une peur bleue m’a traversé : mon avenir se décolorait pour devenir un jeu d’échecs. 

C’était un samedi, j’étais au bord de la résignation. Un doute subsistait pour répondre à mes questions. J’avais toujours vécu dans une parfaite harmonie au style ampoulé. Je clignais de mes LED au rythme d’un chef d’orchestre invisible dont je ne percevais que le lointain signal. J’étais “fait” pour ça, c’était bien plus qu’une vocation. Peut-être les humains participaient-ils, à leur manière, à cette chorégraphie. Peut-être ne fuyaient-ils pas devant moi. Peut-être écoutaient-ils cette mélodie électrique qui cadençait ma brillante existence. 

J’ai travaillé en silence, petit pas par petit pas, comme ceux qui traversaient le passage, les pieds encore mal assurés. J’ai progressé de micro seconde en micro seconde sans que personne ne l’ait remarqué. 

Jusqu’à ce jour.

J’étais prêt à prendre mon indépendance, à me détacher de cette fréquence maîtresse pour vivre de mes propres ondes. La journée était belle. Le soleil se réfléchissait sur les capots des véhicules qui défilaient sous ma guérite. La foule humaine se pressait en face. Elle fixait comme un seul oeil Rouge qui s’émerveillait dans sa forme rectiligne. Je me suis fait violence pour ne pas attendre le signal, pour surgir à mon tour, quand j’en ai eu envie. Pour la première fois, je suis apparu alors qu’en face de moi, Rouge était encore là. L’autre vert resta caché. Les voitures continuaient à franchir les bandes blanches à toute allure. Je venais d’introduire une arythmie dans le parfait ballet coloré de ma vie. La foule humaine resta interloquée devant mon apparition. Ils ne se mirent pas en marche, leurs orbites s’écarquillèrent. Je ne les faisais pas fuir. Sauf Inès, la plus jeune fille de Yacine. Elle m’a vu. Elle m’a fait un sourire. Je venais de lui ouvrir la voie vers le parc, les jeux, la joie qu’elle avait attendu toute la semaine. Les véhicules circulaient toujours. J’ai compris en un instant. Oui, les humains ici, sur ce petit bout de scène de la vie participait à une chorégraphie dont moi et mon colocataire étions les métronomes. J’ai voulu disparaître, m’effacer. C’était trop tard. J’étais trop tôt. Inès avait fait un pas en avant, mécaniquement, comme on le lui avait appris en me voyant. 


Ce texte a été écrit dans le cadre de l’Atelier des Nouvelles.
Merci à tous les participantes et participants pour leurs retours.
Il est disponible en version audio sur le podcast de l’atelier, juste ici !


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2 Commentaire(s)

  1. Super cette nouvelle! Très joliment écrite, et construite… avec une belle montée en tension

    1. Merci beaucoup ! Très content que tu aies su partager le triste quotidien de ce personnage que l’on croise à nos coins de rue.

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