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Il fut un temps, les nappes phréatiques rugissaient, les glaciers bavaient, les nuages pleuraient. Puis, Aqua, déesse trahie, tarie, décida de se taire. La terre devint sèche, les rivières revêches, les mers restèrent salées. Imbuvables. L’argent devint liquide, seuil inédit d’une puissance, de hiérarchies et de l’emprise d’un empire naissant. L’Empire de l’Être Cercle, Princesse Hydrique, sacrée maîtresse suprême d’une Humanité qui ne l’acclamerait jamais. Les mares se raréfièrent, les puits s’épuisèrent, et les cruches se brisèrent. Il ne resta plus que le canal majeur, cicatrice grisâtre dans la plaine désertique, reliant la mer à la dernière vallée hydrique et à quelques lacs, déjà las.
Cependant, l’Empire s’affaiblissait à mesure que ses réserves diminuaient. L’armée de l’Être Cercle perdait du terrain quand sa marine reculait sur le “merain”. Quelques navires pirates s’engageaient maintenant sur le Grand Canal. Ils bravaient les gardes-fleuves, essuyaient quelques tirs épars de fusils et de lasers, parvenaient à cingler jusqu’à la première flaque. Ils la puisèrent.
L’Empire se replia sur sa vallée, mais furieux, l’Être Cercle fit vider des barils de déchets chimiques dans les lacs qu’il cédait à ses adversaires. L’équilibre restait en sa faveur…
“N’use jamais l’Être Cercle, elle ne déclenchera que le malheur”
« Capitaine, premières balises de l’EC en vue !
— Des gardes-fleuves sur le radar ?
— Négatif capitaine !
— Les éclaireurs avaient vu juste ! Ils reculent ! Activez les leurres, branchez les feintes, mais pas d’empressement. Laissez-les révéler leurs cartes avant d’entrer dans le jeu.
— Aqua se réveillera !
— Aqua se réveillera !»
À la barre, Hug ajusta le cap pendant que les quatre artificiers quittaient la chefferie. Dans le ciel sans lune, seuls les feux du Calypse se détachaient, plus visibles que jamais. L’ennemi se cachait, peut-être. La Rance savait qu’elle devait être prudente. Elle avait dû batailler avec l’équipage. Armer le navire une telle nuit était préjudiciable. C’était refuser les pratiques et les écrits des évangiles. S’ils, pire, rataient, les prêtres ne leur laisseraient nulle chance. La Calypse serait saisie, l’équipage réaffecté, La Rance bannie à l’ascétisme désertique. Le succès était sa seule perspective.
Elle se précipita à la vigie. Ils parvenaient à la première écluse, lieu d’embuscade idéale. Les équipages n’y avaient plus vu de garde-fleuve depuis belle lurette, mais chacun savait le risque que le sas représentait. Quand les épaisses plaques de métal se refermaient sur le bassin, le navire était à la merci d’éventuelles attaques.
« Qu’est-ce que ça dit, Victria ? »
Le marin ne retira pas ses yeux de l’appareil flanqué à ses rétines.
« Rien, même avec les jumelles thermiques. Pas un seul petit signal. Je ne sais pas quand les balises furent réinstallées, mais ce n’est qu’un jeu de façade. L’écluse est sûre, j’en mets ma main à scier, sur Aqua.»
Victria n’eut pas à perdre sa main. Le passage de l’écluse se fit sans embarras, et la Calypse put s’engager sur le bassin intermédiaire. Le danger se faisait un peu plus réel. Les fantassins Arnud et Chlé furent débarqués à l’écluse afin d’y maintenir la garde.
« Arnud, Chlé, si, à un instant, le sentiment de perdre la place se fait sentir, utilisez la dynamite, et faites péter l’ensemble ! »
Ils saluèrent le Capitaine, la langue pâteuse, la sueur gluante, la peur visqueuse. Utiliser la dynamite, ça signifiait déflagrer avec l’ensemble. Ils s’étaient engagés à être fidèle à La Rance, à la Calypse. Puis, le Paradis Hydrique n’était-il pas accessible qu’à ceux et celles décédés dans le but de préserver la justice ?
L’Être Cercle avait-il définitivement périclité ? Les guérites et barrières barbelées délaissées se succédaient sur les rives du canal intermédiaire. Sur les parapets des quais, les pêcheurs lançaient leurs lignes afin d’appâter des carpes qui s’étaient déjà carapatées. Ils ne ferraient plus ni truites, ni sardines mais préféraient à la fuite ces parties tardives. Dans la pâle lueur matinale, ils mirèrent la Calypse, navire effilé et grâcieux, requin en chasse, cingler devant eux. Pas un ne lança d’alerte. Pas un n’eut de geste de panique. Les visages décharnés n’étaient plus capables de rien exprimer. Les squelettes apparents, à peine charpenté par des muscles desséchés illustraient la détresse des derniers habitants des marges de l’Empire. Même ici, la survie prévalait sur la vie. Un éclair de stupeur traversa les pupilles du plus jeune des pêcheurs. Il essaya une grimace. Victria, juché sur sa vigie, ne parvint pas à déterminer s’il était heureux de les admirer. Peut-être peureux. Il agita sa main, gesticula tel un pantin désarticulé et, animé par une inattendue énergie, prit ses jambes à sa nuque. Celui-ci déclencherait l’alerte.
« Je tire ? »
Sur le plancher supérieur, Brun, le sniper de l’équipage, tenait le freluquet dans le viseur depuis plusieurs minutes. Le seul qui avait un brin de vie, avait-il remarqué immédiatement.
« À pied, il atteindra les premières plages du lac bien après, le tempéra La Rance… Ce triste énergumène ne mérite pas une de tes balles. »
Brun baissa sa carabine, déçu. La Rance était une capitaine expérimentée et méritante. Il la respectait. Mais il estimait qu’elle épargnait les vies à l’excès. Un aveu de faiblesse. Il maintint l’index sur la gâchette, cibla quelques pêcheurs de manière hasardeuse et d’un bruit de lèvres, imita la pétarade du tir.
« Réserve ça à l’île de la Luth, ça n’épate guère ici… Aqua se réveillera.
– Aqua se réveillera… »
Brun afficha une mine rageuse mais ne répliqua rien. Une chutte, celle qui nichait sur le taillevent, hululait en silence.
La deuxième écluse n’était pas plus surveillée que la première. L’Être Cercle n’avait plus la capacité de défendre le canal en aval du canal supérieur. Elle ne se fatiguait plus à préserver sa mainmise sur une terre qu’elle avait infectée jusqu’à la plus petite particule aquatique.
Instruits des mêmes directives qu’Arnud et Chlé, Pal et Carline furent chargés de tenir l’écluse. Déjà quatre marins sur lesquels elle ne s’appuiera pas en cas de heurts. En deçà de l’effectif habituel, la Calypse persévéra bien après les limites qu’elle avait déjà aperçues. Les lignes de crêtes se dessinaient sur le ciel azur, récifs blancs et anthracites, immaculés. Purs. Étrangement purs.
« Un tel écrin peut-il réellement abriter des âmes si haïssables, si misérables ? Si je ne savais pas, je serais bien incapable de le figurer, murmura La Rance.
— Les pierres précieuses surgissent bien des entrailles de la Terre mère, Capitaine, tempéra Hug.
— Tu dis juste, le laid peut aller de mal en pis.
— Une cuvette pareille ne peut qu’abriter de belles merdes, termina, abrupt, Brun. »
Les muettes, piafs sans cri, attestaient des rivages du grand lac. Une alarme retentit sur la tablette de veille. Victria signalait un danger. Sa plainte grésillante dans l’enceinte suffisait à traduire sa panique.
« Brun, plancher supérieur, Hug, à la barre, salle des machines, ralentissez la cadence, artificiers en place, parez à la bataille, équipage plancher principal, immédiatement ! »
La sirène stridente retentit dans le châssis métallique du navire. La Rance rallia Victria et Brun à la vigie avant sur le plancher supérieur.
« C’est grave ?
— Des phares-sentinelles, quelqu’un les a activés, la Calypse est repérée.
— Le lac, il est juste là…»
Les phare-sentinelles crachaient en jets réguliers leurs gerbes lasers, fientes sécuritaires et dégueulasses, premiers et derniers remparts privant l’humanité de ce qui devrait lui revenir naturellement. Vigies mécaniques, dénuées de sentiments, machines stupides servant une rapacité chaque instant plus destructrice et individualiste. Ici, elle et lui se baignaient dans le parfum des huiles essentielles, dans la vallée attenante, les gens se déshydrataient tels des rats. Des hydres hâtaient leur supplice, créatures sèches de terre glaise, s’imbibant des dernières traces d’humidité, avalant sang et chair humaine. Les desideratas inhumains, désirs ratés des sires bâtés par des ires datées, avaient amené à cet anéantissement. Sur le phare principal, un maigre gabarit s’excitait sur un clavier mécanique.
« Le squelette ! s’exclama Brun.
— C’est imp…
— Les pieux sentiments de la Capitaine gratifiés de succès… Je devais l’abattre !
— C’est assez, Brun ! Je ne sais par quel miracle il a eu le temps d’arriver ici avant la Calypse, mais c’était imprévisible.
— Je l’avais en pleine ligne de mire, il y a des heures de cela !
— Et il y a des heurts que je ne sais éviter. Abats cet imbécile et garde tes remarques si tu veux revenir sur l’île de Luth. »
Brun ne se fit pas prier. Il arma le fusil, ajusta le viseur, tira. Le squelette se désarticula dans les méandres du lac. Cependant, les phares-sentinelles veillaient. Les rais lasers frappaient la carapace de la Calypse, entaillant la ferraille abîmée. Le tirant était épargné, mais les machines destructrices ajustaient leur tir à chaque salve.
« Artificiers, leurres parés, feux ! »
Du plancher intermédiaire, une nuée de fusées thermiques s’élancèrent vers les phares-sentinelles. Leurs calculs perturbés, les vigies prirent en cible les éclats lumineux, ébranlant le système de défense. Un premier laser atteignit une vigie qui répliqua immédiatement sur l’agresseur. Le système, interdépendant, réagit en chaîne. Les phares-sentinelles, dans un désastre énergétique, s’annihilèrent en quelques minutes. La Calypse n’avait subi que des dégâts superficiels. Mais Brun fulminait devant l’équipage quand vint l’heure du débriefing.
« Si tu m’avais laissé abattre ce traître déshydraté, les sentinelles seraient restées bénignes ! Tu as mis en danger l’ensemble de l’équipage et la Calypse, La Rance. Je demande le remplacement de la capitaine.
— Tu veux me destituer, Brun ?
— Il y a eu erreur, le règlement de l’île de la Luth me permet de faire cette requête. C’est à l’équipage de décider.
— Tu as à l’esprit que la Calypse est sur le seuil de la vallée hydrique ? Je suis la seule capitaine expérimentée ici ! Radie quand l’équipage sera indemne, sur l’île si c’est ce que tu veux, mais pas sur le champ de bataille !
— C’est un champ de bataille parce que tu as été faible et charitable avec un ennemi !
— Rien ne disait que c’était un ennemi !
— La Rance, intervint Victria, Brun dit juste, l’équipage peut légalement trancher, la bataille est terminée.
— Bien… Destituez, destituez…
— L’équipage de la Calypse est entier ? demanda Brun qui prenait la suite en main, en tant qu’instigateur de la déchéance.
— Il manque les fantassins en charge des écluses, remarqua Victria.
— Ils me délèguent leur mandat, persifla Brun. »
Victria ne se risqua pas à le dédire.
« Suite à la mise en danger de l’équipage et de la Calypse, qui s’exprime en faveur de la déchéance de La Rance de la capitainerie de la Calypse ? scanda Brun avec virulence dans la cabine principale. »
Le sniper, géant de deux mètres dix leva sa main qui en valait cinq. Il fut le seul. Il harangua, cria, s’énerva, menaça, mais pas un membre de l’équipage ne le suivit. Il baissa le bras, les clavicules, la nuque, le crâne et s’échappa en silence sur le plancher supérieur. Les us étaient clairs, celui qui demandait la déchéance d’un capitaine et qui ratait était banni du navire. En terrain ennemi, l’issue était certaine. Il lâcha le fusil, y glissa sa plaque d’identité afin que sa famille la récupère, et se dirigea vers la planche.
« Brun, attends ! »
La Rance l’avait suivi. Elle récupéra le fusil et la chaîne argentée.
« Tu l’as dit, je suis faible et charitable, bénéficies-en maintenant, et jure que tu m’es quitte.
— Je le jure ! Aqua se réveillera.
— Aqua se réveillera. »
Les quatre glaciers se reflétaient dans la blancheur éclatante du lac, dernier reflet des espérances chimériques de l’équipage. À l’embranchement des vallées prenait racine la dernière étendue aquifère, unique racine de la vie abreuvée des puissants. Une vie à braver les puissants les y avait enfin mené. L’usine de puisage, gaillarde bâtisse de brique et d’acier, se tenait sur l’aiguille de cristal, si fine, si délicate qu’un enfant imaginerait la faire disparaître d’une pichenette. Il s’en mangerait l’index, nul séisme n’était jamais parvenu à faire céder la citadelle de l’Être Cercle. Les héritiers s’épuisaient à gaspiller les dernières effluves de vie.
« Récupérez ce qui peut l’être, remplissez les citernes, et ensuite déguerpissez d’ici ! scandait La Rance sur le plancher inférieur empli d’une activité frénétique. »
Les aquaspirateurs, la gueule béante, s’enivraient des filets aquatiques qui dévalaient leurs tubes digestifs, avalant algues, graviers et carcasses en miettes. Le ventre du navire, deux immenses citernes, renflements invisibles à vide, s’étalaient maintenant largement en-deçà de la carlingue du bâtiment pendant que les cabines s’élevaient sereinement vers les cieux azurs. Le requin se muait en baleine.
« C’est assez Capitaine ? demandaient les marins avec entrain.
— Jamais de cétacé, marinier, répliquait La Rance avec sarcasme. »
La Calypse tanguait tel un funambule par grand vent. Le lac s’agitait. Sur les quais, A-K paré, la garde parée paradait en car de carrelet en carrelet. Les recrues désignaient le navire du fusil sans prendre le risque de faire feu. Le vent s’épaississait. Un avertisseur tinta vers la citadelle. La brume descendit du flanc minéral.
« Capitaine, interpella Victria depuis le plancher intermédiaire, regardez !
— C’est le navire amiral de l’Être Cercle !
La Rance écarta Hug de la barre, il n’était pas suffisamment expérimenté face à un tel adversaire.
— Libérez le bastingage, armez les batteries, arrêtez les machines ! instigua La Rance.
— Mais Capitaine, inverser la vapeur, c’est s’interdire la fuite, essaya de tempérer Hug.
— Tu refuses de suivre mes directives, camarade ?
— Nan, Capitaine, bien sûr que nan !
— Aqua se réveillera !
— Aqua se réveillera ! lança l’équipage. »
Machines éteintes, la Calypse dérivait sur le lac, à la merci du bâtiment de l’Être Cercle qui le chassait. La surface du lac se mit à trembler. Des vaguelettes se muèrent en vagues. Des vagues en lame. Des lames en raz. Gueule béante et affamée, la nappe s’éleva majestueuse et s’écrasa sur les deux navires. La Calypse chavira, balayée, culbutée d’avant en arrière à la manière d’un jeu enfantin, perchée sur l’épaisse bedaine gavée de fluide. Le navire amiral de l’Être Cercle avait disparu.
« Une vague de cinq mètres sur le Grand Lac ! Aqua tique que tu n’aies pas fait ta prière avant de lancer l’attaque, Capitaine ! Si la Calypse s’ensable sur les récifs, je te…
— Tu me, Hug ? Un Brun me suffit dans cet équipage ! Regarde, la Calypse est là quand la barque de l’Être Cercle a dessalé !
— Pfff… N’imp…
— Cesse de geindre ! Va vider les seringues de cales et assécher la salle des machines ! Aqua est réveillée ! »
J’ai écrit ce texte dans le cadre du serveur Discord « L’Atelier des Nouvelles », un serveur atelier d’écriture sur lequel sont proposés chaque semaine et chaque mois des sujets pour s’exercer. Ici le thème était la piraterie. Je me suis amusé à essayer de respecter ce thème de la piraterie en le privant d’un élément essentiel à cette thématique : l’eau. Ainsi, je pense que vous l’aviez remarqué, il n’y a dans ce texte, ni « eau », ni « au », ni « O ». Si cette nouvelle est loin d’être parfaite, son écriture fut un agréable défi d’écriture.
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Merci à Alep, D., Idéesdodues, Mathilde, Nicole, Roselivres, Thomas et un anonyme de m’y soutenir !