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Le Printemps

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« Il a dit qu’on devait attendre le printemps. »
La fillette referma la porte de la vieille serre. Elle s’accroupit et de quelques gestes de la main, elle essaya de dégager le mélange de terre, de sable et de poussière qui recouvrait le vieux parquet. Elle posa son écharpe sur le sol, et s’assit en tailleurs en face de son frère. Il n’avait pas levé les yeux. La tête entre les mains, il fixait le petit pot de verre qui trônait entre eux. Au fond, deux petits cotons humides et délicatement posées au-dessus, précieux bijoux, trois petites graines.
« C’est quand, demanda-t-il sans même un regard.
– Le printemps ?
– Oui, c’est quand le printemps, répéta-t-il avec une pointe d’agacement. »
Il n’était pas patient. Il était né comme ça, avait dit papa un jour. Elle ne savait pas répondre.
« Eh bien… Le printemps, vois-tu Denis, c’est après l’hiver.
– Mais l’hiver, c’est maintenant, non ?
– Oui, c’est bien ça, répondit-elle fièrement.
– Alors le printemps, c’est après maintenant ? »
Nouvelle colle. Elle resta interloquée. Oui le printemps ce serait après maintenant. Mais maintenant, ça durait longtemps parfois. Ca, elle ne saurait pas lui expliquer. Il ne saurait pas comprendre non plus. Il fallait trouver autre chose. Elle se releva et fit le tour de la pièce en un regard. Il faisait sombre malgré les trois parois vitrées. C’était ça, la réponse.
« Le printemps, Denis, c’est quand le soleil revient, et qu’on y voit de nouveau quelque chose dans cette véranda ! »
Denis leva enfin la tête. Il observa attentivement les vitres crasseuses du plafond de verre. La terre s’y reposait, la poussière s’y endormait, les branches de lierre y couraient, les fientes d’oiseaux s’y écrasaient, les aiguilles de pins s’y roulaient. Les rayons du soleil n’y passaient plus depuis un long moment. Printemps ou non. Il se leva à son tour, passa malicieusement au-dessus du pot de graines sous le regard inquiet de Sophie et chercha à tâtons sur les étagères du mur de briques. Il y ramassa un balai qui attendait tranquillement que sa calvitie termine son travail pour devenir parfaitement inutile. Denis empila les cartons, pots de peinture, d’engrais et y posa un escabeau tremblant.
« Tiens-moi le balais, ordonna-t-il à Sophie. »
Elle s’exécuta, sans fausse espérance sur ce qu’il adviendrait de cette montagne bancale. Denis escalada péniblement. Sophie, à l’aide de sa main droite, tentait de maintenir l’escabeau à peu près stable. Denis était parvenu en haut. En haut de l’escabeau. Il touchait le plafond de ses mains. Il ne se rendit pas compte que la saleté qu’il voulait enlever était à l’extérieur. Il ne se rendit pas compte que son plan n’avait aucune chance de réussir. Il n’avait pas le temps de s’en rendre compte. Il voulait faire venir le printemps.
« Donne-moi le balai. »
Il était en haut, tout en haut. Assez haut pour plaquer sa main sur la vitre froide. Assez haut pour qu’elle lui dise de regarder, de toucher, de sentir que ce qu’il voulait retirer n’était pas là. Assez haut pour qu’il comprenne, peut-être, qu’il n’était pas du bon côté.
« Denis…, commença-t-elle, plaintive.
– Le balai ! »
Il n’était pas patient. Il était né comme ça, avait dit papa un jour. Sophie le savait.
Il la regardait, agacé. Il était là, tout en haut, prêt à faire entrer le printemps. Tout en haut. Juste assez haut pour que Sophie ait besoin de se mettre sur la pointe des pieds pour lui donner le balai. Juste assez haut pour qu’elle ait besoin de se donner une légère impulsion. Juste assez haut pour qu’elle ait besoin de se tirer, rien qu’un peu, à l’aide de sa main droite. Juste assez haut pour qu’elle ait besoin de déséquilibrer la fragile structure.
L’escabeau bascula. Les cartons et les pots de peinture et d’engrais aussi. Denis tenta de se raccrocher sans succès à quelque chose, mais il ne trouva que l’escabeau qui tombait avec lui. Sophie eut le réflexe de se mouvoir en dehors de la trajectoire de l’avalanche. Denis s’étala à terre. Il geignit un peu. Pas longtemps. Il se releva, un peu sonné. Il secoua machinalement la tête. Ses cheveux fouettaient l’air, expulsant un nuage de poussière et de terre. Il posa son regard sur Sophie et sur le balai.
« Tu l’as fait exprès ! Tu ne veux pas que je fasse venir le printemps ! Tu l’as fait exprès, de me faire tomber ! T’as pas envie que nos graines elles poussent et que moi je fasse venir le printemps ! »
Il se précipita sur elle et s’agrippa frénétiquement au balai. Elle ne le lâcha pas. Il agitait ses bras, vers l’avant, vers l’arrière, vers la droite, vers la gauche. Il tourna le manche, dans tous les sens. Il ne voulait plus qu’elle le lâche. Il voulait qu’elle s’y tienne de toutes ses forces. Il voulait lui faire mal. Lui tordre les bras, les poignets, les doigts. Elle ne lâcha pas, mais elle ne souffrit pas non plus. Il s’épuisa dans sa colère. Il s’effondra dans sa colère. Les larmes coulaient le long de ses joues terreuses. Il rampa jusqu’au petit pot de verre qui avait été épargné par les cataclysmes. Il le prit entre ses bras, pour le protéger. Ses larmes boueuses coulaient sur les graines.
« Je veux qu’elles poussent. Je veux qu’elles grandissent. Je veux qu’elles vivent ! Je ne veux pas attendre le printemps. Il n’arrivera jamais le printemps. »
Il marmonnait, reniflait, répétait, sanglotait. Sophie avait laissé tomber le balai. Elle fouillait dans la pagaille qu’ils avaient mise. Elle l’entendait se plaindre. Elle sortit une vieille lampe à huile, quelques miroirs, un paquet d’allumettes. Elle s’approcha de son frère. Elle posa tout le matériel à côté, puis se colla tendrement à lui.
« Regarde Denis, on va le faire venir le printemps. On va le faire nous-même, notre soleil. On va les faire grandir nos graines, lui dit-elle avec une infinie douceur. »
Denis releva la tête. La terre sur ses joues était creusée par les sillons des rivières de larmes qui avaient arrosé les graines. Il écarta les bras, laissant Sophie se saisir du petit pot de verre. Elle le déposa sur une commode branlante qui renfermait toutes sortes d’outils que papa n’utilisait jamais en hiver. Elle disposa tout autour les miroirs. Et enfin, elle mit au centre, la lampe à huile. Elle craqua une allumette, souleva le tube de verre, enflamma la mèche et redéposa l’étranglement. La flamme s’étira dans le cylindre cristallin. De tout son long, elle envoyait fièrement sa lumière jusqu’aux miroirs qui la renvoyaient à leur tour vers le petit pot de verre. Les graines étaient baignées d’une pâle lumière jaune. Denis regardait le spectacle émerveillé. De temps en temps, la flamme vacillait, faisant jouer les ombres sur les graines. Elles grandissaient, se rapetissaient, s’envolaient au gré des courants d’air et des fissures du tube de verre.
« Est-ce qu’elles vont pousser maintenant, demanda-t-il très doucement, comme pour ne pas les déranger.
– Il faut attendre encore un peu, lui répondit-elle.
– Mais, le printemps est là, n’est-ce pas ? »
Sophie ne répondit rien. Elle ne voulait pas qu’il s’énerve de nouveau.


Il n’était pas patient. Il était né comme ça, avait dit papa un jour. Sophie le savait. Elle lui en avait voulu, d’être si impatient. Si impatient qu’il ne savait pas attendre que sa soupe refroidisse pour la manger. Si impatient qu’il préférait trébucher plutôt que de prendre le temps de lacer ses chaussures. Si impatient qu’il préférait avoir des aphtes plutôt que de prendre le temps d’éplucher ses pommes. Si impatient que papa passait les passages inutiles lorsqu’il racontait des histoires. Si impatient qu’il n’était pas capable d’attendre que le printemps soit là.
Il était né comme ça, avait dit un jour papa. Sophie le savait.
Il était né si impatient qu’il n’avait pas voulu attendre que maman soit prête pour le faire venir au monde. Si impatient qu’il était arrivé deux mois plus tôt que tous les autres bébés. Si impatient qu’il avait pris maman et tous les docteurs par surprise. Il aurait dû naître à la fin mars, ils étaient tous d’accord là-dessus. La chambre aurait dû être prête pour la fin mars. Maman aurait été prête pour fin mars. Le baptême était déjà prévu pour fin mars. On avait envoyé les invitations. Sophie elle-même avait collé les timbres. Elle le savait. Mais il était né impatient. Si impatient qu’il était arrivé si fragile dans le monde que les médecins ne lui donnaient aucune chance de vivre son impatience.
Il était né comme ça, avait dit un jour papa. Sophie le savait. Elle le savait parce qu’elle était là. Fillette qui avait vu ce petit frère tant attendu arriver avec tant de précipitation. Il aurait pu attendre ! S’il avait attendu, maman aurait été prête. Mais non, il fallait que déjà il ne soit pas capable d’attendre que le printemps soit là ! Elle le savait, parce qu’elle était là. Sophie avait vu ce petit frère arriver. Sophie le savait parce qu’elle était là. Elle était là quand sa mère s’en était allée alors que son petit frère se précipitait déjà. Denise. Elle s’appelait Denise. Elle était partie à cause de son impatience. Sophie l’avait longtemps cru. Elle en avait voulu à son petit frère. Deux mois durant, elle ne se pencha pas sur son berceau. Elle ne voulait pas savoir à quoi il ressemblait. Elle ne voulait pas savoir qu’il existait. Elle ne voulait pas savoir. Elle entendait ses pleurs, ses cris, ses braillements. Il réclamait sans cesse. Puis le printemps arriva. Elle voulut aller à son berceau. Il pleurait sans cesse. Elle voulut le faire taire. Elle voulut lui faire du mal. Pour qu’il cesse de pleurer. Pour qu’il souffre, comme il la faisait souffrir. Elle voulut être méchante. Juste méchante, pour pouvoir se venger. Elle entra dans sa chambre. Elle y trouva papa qui le berçait. C’était la première fois qu’il la voyait venir vers le bébé.
« Viens, approche Sophie.
– Il pleure tout le temps. Je ne veux pas le voir. Je ne veux pas l’entendre. Je ne veux pas savoir qu’il est là. »
Elle resta dans l’entrebâillement de la porte. Papa s’approcha, serrant fort son petit frère dans ses bras. Il l’approcha de Sophie. Elle le regarda sévèrement, puis détourna la tête.
« Il n’y est pour rien, tu sais Sophie. Il est né comme ça, c’est tout, lui dit papa, calmement.
– Il aurait pu attendre. S’il avait attendu, maman aurait été avec nous encore, dit-elle en sanglotant.
– Il n’a pas choisi Sophie. Lui aussi il aimerait que maman soit avec nous.
– Je sais papa. Mais j’aurais voulu qu’il attende le printemps et maman. »
Elle lui en avait voulu quelques temps encore. Puis elle avait pardonné. Enfin elle avait compris. Il n’y était pour rien. Il était né comme ça, avait dit papa un jour. Sophie le savait.


« Dis Sophie, le printemps est là n’est-ce pas ? »
Il la regarda intensément. Son visage était balayé par la lumière de la flammèche qui jouait dans les crevasses terreuses de son visage. Elle coulait le long des sillons, faisant briller ici et là une larme perdue. Ses yeux verts rougis brillaient d’un espoir intense. Sophie le prit dans ses bras et l’embrassa amoureusement sur le front.
« Je ne crois pas que le printemps soit déjà là, mais notre printemps est là, mon Denis. »


Il posait ce petit bout de métal partout sur le ventre de maman. Un long tube le reliait à ses oreilles. A chaque fois, il levait les yeux vers le ciel, semblait marmonner quelques mots, puis le posait à un nouvel endroit. Le vieil homme retira l’appareil de ses oreilles. Il avait le regard grave, concentré. Il marqua un temps d’arrêt. Il regarda maman, qui était allongée devant lui sur le sofa, puis il se tourna vers papa et Sophie, agrippée dans ses bras. Il trempa un linge dans un seau d’eau glacée, et épongea de nouveau le front de maman. Il rangea le tube de caoutchouc qu’il avait dans les oreilles quelques instants auparavant dans sa caisse de voyage pleine de fioles, cartouches et autres seringues. Il réajusta ses petites lunettes rondes qui lui étaient tombées sur le bout du nez.
« Monsieur Mougeot, il n’y a aucune inquiétude à avoir pour votre femme, elle va bien. Elle est enceinte. »
Un large sourire éclaira le visage de papa et de maman. Elle passa ses mains sur son ventre. Le médecin prit congé.
« Je repasserai d’ici deux à trois mois pour m’assurer que tout se passe bien. Le bébé devrait venir pour le printemps. »
Il s’en alla. Sophie restait interloquée dans les bras de papa qui s’était assis à côté de maman, sur le bout du lit.
« Tu as entendu Sophie, tu vas avoir un petit frère ou une petite sœur ! »
Sophie éclata de joie. Elle sauta des genoux de son papa et alla poser sa tête sur le ventre de maman.
« Quand est-ce qu’il arrivera, dîtes, demanda-t-elle avec une joyeuse impatience. 
– Au printemps, a dit le médecin, répondit maman avec douceur.
– J’ai tellement hâte ! J’aimerais tellement ne pas devoir attendre jusqu’au printemps ! »


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3 Commentaire(s)

  1. Ta plume est toujours aussi agréable à lire 🙂
    J’étais impatiente de te lire ! Et tu me vois comblée que ton texte n’ait pas attendu le printemps pour germer!
    Le déroulement du récit est sympa, ça laisse s’imaginer des dizaines et des dizaines de raisons possibles, c’est sympa de s’imaginer le pourquoi plutôt que de chercher à deviner le futur.
    Fais nous rêver, encore et encore 🙂

    1. Merci beaucoup Glaellys!
      J’espère que les prochains textes te combleront tout autant!

  2. […] célébrais la première année de La Rathure. Le 10 février 2019, je publiais mon premier texte, Le Printemps. Chose sûre, ce ne fut pas une célébration en grande pompe. Non pas que je sois lassé, […]

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