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Monsieur Jean

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Monsieur Jean, c’est un nom et un portrait qui ne correspondent pas l’un à l’autre. Quelques instants dans la vie d’un homme qui déçoit systématiquement les personnes qui le découvrent.
Bonne lecture!

 « Monsieur Jean ?
– Oui, c’est moi-même. Maxime Jean, enchanté. »
Il fit la même tête que tous ses nouveaux clients. Peut-être essaya-t-il, un peu plus que les autres, de cacher son désarroi. Il s’assit sur le siège rembourré en face du bureau sans quitter Monsieur Jean du regard. Il tâta de ses mains pour s’assurer d’être bien au centre du fauteuil. Il dévisageait Maxime Jean en essayant de garder un air indifférent, presque détaché, mais il peinait à cacher sa déception. Maxime se leva pour aller fermer la porte du bureau qui donnait directement sur le petit hall d’accueil du cabinet de comptabilité. Son nouveau client n’avait pas même pris le temps d’enlever sa veste, pourtant trempée par le temps pluvieux du jour. Maxime lui indiqua le porte-manteau et lui prit le vêtement mouillé qui avait déjà commencé à goutter sur la moquette épaisse de l’étude. 
« Je suis monsieur Delneck, dit-il en se forçant à sourire lorsque Maxime se rassit face à lui. C’est monsieur De Troubailleux qui m’envoie vous voir, il m’a dit que vous sauriez m’aider avec les quelques problèmes que j’ai rencontré suite à mon contrôle fiscal. »
M. De Troubailleux envoyait toujours les cas les plus compliqués à Maxime. Il était une sorte de génie des chiffres, des subtilités de la comptabilité et des magouilles légales. Un expert en optimisation, comme on le présentait officiellement, spécialisé dans la réparation et la compensation pécuniaire suite à un contrôle fiscale. Il agissait en usant d’un subtil équilibre entre le recours aux mathématiques et le recours aux lois. Deux choses que le commun des mortels, tout comme les agents de l’administration, ne maîtrisait pas assez pour lutter contre Maxime.


M. Delneck gardait précieusement, serrée contre son ventre, la petite mallette de cuir marron fermée par une attache qui avait commencé à rouiller avec le temps.
« M. Delneck, pouvez-vous me communiquer votre dossier et tous les éléments comptables ?
– Hmmm… Oui, bien sûr… souffla-t-il en marquant une pause. Vous êtes bien Monsieur Jean ? »
Maxime avait l’habitude de ce genre de réactions étonnées. Il avait hérité d’un nom. Son nom n’était pas celui d’une grande famille. Il ne descendait pas d’une illustre lignée dont il aurait dû porter la mémoire ou tenir le rang. Non, Maxime Jean avait un nom des plus communs. Un nom commun qui bénéficiait du pouvoir de déstabiliser la plupart des personnes qui le rencontrait pour la première fois. C’était d’autant plus fréquent dans le cadre de son travail. La malchance, certains diront le choix de ses parents, a voulu qu’il se prénomme Maxime et qu’il prenne l’habitude de signer M. Jean. Si bien que tout le monde prît vite l’habitude de ne plus l’appeler que Monsieur Jean. Au cabinet de comptabilité, plus personne ne l’appelait encore Maxime. Lui-même avait arrêté un temps, et il s’était amusé à se présenter à tout le monde comme monsieur Jean. Jusqu’à ce qu’il se rende compte de l’effet que son nom provoquait chez ses nouveaux interlocuteurs. Il tenta alors, vainement, de remettre son prénom à l’usage. C’était peine perdue. Alors Maxime fut bien obligé de s’habituer à la réaction que M. Delneck avait en ce moment même sous ses yeux.


Entendons-nous bien, Maxime ne faisait rien pour susciter de telles réactions. C’était un jeune homme plein de charme qui entrait à peine dans la trentaine avec une énergie communicative. Il se tenait droit du haut de son mètre quatre-vingt-quatre, les pieds bien ancrés dans le sol. Sous ses vêtements, on devinait un léger embonpoint rassurant. Celui d’une personne qui a su trouver l’équilibre entre petits plaisirs de la vie et entretien régulier malgré une vie professionnelle intense. Il portait les cheveux bruns, mi-longs dans une coiffure qu’il s’efforçait de laisser paraître naturelle alors qu’elle lui demandait un bon quart d’heure tous les matins. Il savait l’importance de ne pas paraître bien coiffé, tout en restant présentable. Se présenter au bureau avec une chevelure trop sophistiquée, c’était laisser penser qu’il avait le temps, chaque matin, de prendre soin de lui. Et, par conséquent, qu’il ne travaillait pas assez. Venir au travail sans se coiffer, c’était risquer une réaction encore plus étonnée de la part de ses nouveaux clients. Il portait des chemises et des costumes de prêt-à-porter plutôt haut de gamme. Il avait la chance d’avoir une taille qui correspondait bien aux standards de la mode. Il ne faisait que rarement appel au service de la retoucherie qui se situait au pied de son immeuble, dans le XIVe arrondissement. Il avait un vrai faible pour les souliers et les chaussettes. Aussi possédait-il onze paires de chaussures de ville réalisées sur-mesure qu’il portait, assez étonnamment, sans y accorder une trop grande attention. Chaque matin, il passait en revue sa collection d’un mouvement du cou, puis il laissait sa main droite se porter naturellement sur une paire. Ses intuitions matinales ne lui avaient jamais fait faire de faute de goût bien qu’elles aient parfois conduit à quelques assortiments osés. Il faisait cependant toujours attention à garder un accessoire vert – chaussettes, boutons de manchette, cravate, nœud papillon – pour rappeler la couleur de ses yeux. Il possédait un regard très doux, qui paraissait parfois un peu absent, mais la tonicité de son port de tête ne laissait aucun doute sur l’attention permanente qu’il portait aux choses qui l’entouraient. Son nez imposant dominait une bouche plutôt fine qui ne savait faire autre chose que sourire. Ses lèvres étaient incapables d’obliquer vers son menton. Peu importait l’émotion qu’il ressentait, plus elle était forte, plus son sourire relevait ses pommettes. Évidemment, une telle caractéristique lui avait valu quelques incompréhensions. Dès l’école, l’ensemble de ses professeurs fut persuadé qu’ils avaient à faire à un garçon incroyablement insolent alors qu’il était plutôt timide et réservé, même carrément honteux chaque fois qu’il se faisait rabrouer devant l’ensemble de ses camarades de classe. Mais plus il se sentait gêné, plus il souriait et plus le professeur haussait le ton. Pour le plus grand bonheur des enfants spectateurs. Il prit rapidement le réflexe se faire discret et s’évertua à apprendre à mettre des mots sur les émotions que son visage refusait de différencier. Par habitude, il évitait tout de même de devoir se retrouver à faire des discours lors d’occasion trop solennelle. Il avait l’avantage de ne pas avoir trop d’empathie, en particulier pour ses clients à l’étude. Il annonçait les mauvaises nouvelles avec suffisamment de détachement pour qu’aucun ne s’offusquât jamais d’un sourire malencontreux. 


Maxime termina l’inspection des pièces du dossier. Le cas de M. Delneck était presque routinier. À peine avait-il essayé un montage financier un peu plus original que les autres, mais aussi un peu plus bancal. C’est à cause de ça qu’il s’était fait prendre. Maxime savait que ce serait facile à rattraper. Il suffirait de plaider la bonne foi, comme bien souvent, pour faire passer le contrôle et obtenir quelques réparations. Ensuite, il renforcerait le montage pour que M. Delneck ne soit plus embêté. Il congédia aimablement son client et se remit à l’étude, un peu plus spécifique, des éléments comptables. M. de Troubailleux passa une tête au travers de l’embrasure de la porte.
« Monsieur Jean, dit-il en ponctuant joyeusement le « Monsieur », tout s’est-il bien passé avec M. Delneck ?
– Maxime, M. de Troubailleux. Oui tout s’est bien passé, la routine.
– Excellent, Monsieur Jean ! Peut-être pourrons-nous prendre un petit temps pour en parler en fin de journée ?
– Pas ce soir, M de Troubailleux, je dois assister au dîner de fiançailles d’une lointaine cousine en banlieue. Nous avions convenu que je pourrai partir plus tôt.
– C’est exact, je m’en souviens Monsieur Jean. Vous ne connaîtrez pas grand monde, n’est-ce pas ?
– Vous pouvez même dire personne, c’est une branche de la famille que je crois n’avoir jamais fréquentée.
– Pourquoi vous invitent-ils alors ?
– Ils souhaitent que je m’occupe de leur comptabilité. Ils veulent acheter une propriété quelque part, et veulent être sûrs de faire ça au mieux.
– Je vois, je vois. Qui se priverait de vos conseils, Monsieur Jean ?
– Oui, c’est ce qu’ils ont dû se dire.
– Vous devriez partir sans tarder, à cette heure, vous en aurez bien pour une heure et demie pour arriver là-bas. Bon courage, Maxime. »
Il s’en alla et attendit quelques pas avant de rire grassement. M. de Troubailleux connaissait suffisamment Maxime pour connaître l’embarras dans lequel il se trouvait. Maxime ressortit le faire-part d’invitation et la lettre qui l’accompagnait. Elle était adressée à « Monsieur Jean ». Seule source d’espoir, la mention, parfois de M. Jean dans le propos. Maxime replia l’invitation, la rangea dans sa poche, referma le dossier Delneck, attrapa sa veste et quitta l’étude.


Qui donc s’attendaient-ils à rencontrer ? La question taraudait Maxime plus encore qu’à l’accoutumée. Faire face à ses nouveaux clients était une chose. Se confronter à sa famille et à une centaine d’inconnus en était une autre. Allait-il réagir comme tout le monde ? Lorsque les gens attendaient Monsieur Jean, ils n’imaginaient jamais Maxime. Monsieur Jean, c’est un homme plus âgé, qui a déjà la soixantaine bien tassée. Un gaillard plus petit que Maxime, mais aussi plus large et plus rond. Monsieur Jean, c’est un bonhomme. Un bonhomme jovial, chaleureux qui n’a pas peur de sourire de peur d’être inconvenant parce qu’il sait aussi exprimer sa compassion et sa tristesse. L’âge lui a fait perdre les cheveux du haut du crâne, mais il assume sa calvitie et porte fièrement une couronne de cheveux blancs. Son visage est ponctué par de petites lunettes rondes qui soulignent l’intelligence de son regard. Il vous comprend immédiatement. En un regard, il vous connaît et vous l’accueillez à bras ouvert. Une épaisse moustache, soigneusement taillée et brossée, s’agite à chaque mouvement de ses lèvres, à chacun de ses rires qui révèlent une dentition solide et bien entretenue. Monsieur Jean est un bon vivant, un homme heureux, qui inspire confiance parce qu’il n’a rien à envier à personne. Il a vécu une belle vie et n’hésite pas à rendre service pour que d’autres aient la chance de vivre au moins aussi heureux que lui. Maxime le savait, voilà qui les gens s’attendaient à rencontrer en croisant Monsieur Jean. Il était garé depuis un bon quart d’heure quand il termina de se dévisager dans le rétroviseur central en constatant que, définitivement, il ne pouvait pas être Monsieur Jean. Il claqua la porte de sa voiture, suivit les petits panneaux en bois rose indiquant « fiançailles de Clémentine et Sébastien » et découvrit un grand barnum blanc planté au milieu de beaux jardins à l’anglaise. Maxime fut soulagé de constater que les fiancés n’accueillaient pas les invités à l’entrée. C’était quelques minutes, au moins, de gagnées. En s’approchant, il entendit que les festivités avaient déjà commencé. Quelqu’un prononçait un discours, ponctué de rires polis de l’assistance. Il peina à trouver son nom sur le plan de salle et se dirigea vers une table ronde dans un coin au fond de la tente. Il ne restait plus qu’un siège vide. Sur le petit carton dans son assiette, l’écriteau indiquait « Monsieur Jean ». Il salua la tablée, qui écoutait le discours pour éviter d’avoir à s’adresser la parole. La table des pièces rapportées. Maxime tira la chaise. Sa voisine de gauche tourna son regard vers lui, et alors qu’il était en train de s’asseoir, lui murmura en tendant le cou :
« Vous devez vous tromper de table jeune homme, c’est la place d’un certain « Monsieur Jean ». 
– Je suis « Monsieur Jean », répondit-il poliment sans parvenir à retenir un sourire. »
Elle eut un regard plein de stupéfaction. Maxime essaya de ne pas y faire attention. Il ne remarqua même pas qu’il n’avait jamais eu à faire à cette réaction. Son visage n’exprimait ni désarroi, ni déception. Non, elle avait un regard plein d’un heureux étonnement. Elle sortit la bouteille de champagne du seau à glace, se servit puis servit Maxime.
« Monsieur Jean ! Souffla-t-elle. Voilà une bien agréable surprise. »


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