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Le Tableau

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Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard, Jacques-Louis David, 1801

Le clac des fermoirs en plastique précède le cliquetis des appareils photographiques. Les objectifs pointent sur lui, bien que la plupart aient, maintenant, été remplacés par des smartphones. Le groupe s’est arrêté devant lui. La guide prend position, à sa droite, à côté du panneau explicatif sur lequel elle pourra jeter un œil discret, en cas de trou de mémoire. Lui la connaît bien. Elle fourche régulièrement sur les dates mais n’a pas son pareil pour décrire son mouvement, sa lumière, son âme. A ses yeux, c’est bien plus intéressant que de savoir s’il a été peint en 1801 ou en 1804. Il les connaît trop bien, lui, les touristes féru·e·s de dates qui la reprennent à la moindre confusion chronologique ou parce que sa dyslexie reprend le dessus et qu’elle présente Jean-Louis David. C’est Jacques-Louis David. Elle s’en rend compte, bien sûr, mais c’est trop tard, déjà. Cette dame, petite, au premier rang depuis le début de la visite, veste pourpre sur le dos, de grosses bagues aux doigts, le cheveu court, grisonnant, a fait une moue et tapé du coude son mari. Il est à peine plus grand, le crâne faussement dégarni, une petite paire de lunettes épaisses, un cardigan un peu usé, il manque le dernier bouton, une moustache soignée. Au coup de sa femme, il reprend la guide. Il le dit sur un ton doucereux, comme s’il voulait l’aider. Il le dit suffisamment fort, il le sait, pour que tout le groupe l’entende, et éventuellement les autres guides présent·e·s dans la salle. Il voulait la corriger. Il procédait de la même manière avec ses classes. La guide n’en prend pas ombrage, elle est habituée. Elle ne sait pas si c’est un ancien prof ou l’un·e de ces touristes qui ont potassé leur guide vert juste avant la visite pour pouvoir la mettre en défaut. C’est une même engeance. Elle les méprise, celles et ceux qui pensent que l’Histoire et l’Art sont avant tout une somme de dates et de connaissance à recracher par cœur. Celles et ceux qui ne se sont jamais intéréssé·e·s aux processus plus profonds, plus complexes, que ces dates devraient, en principe, seulement aider à ancrer dans nos esprits pour comprendre, au moins un peu mieux, les mondes d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Elle le remercie, en souriant. L’œuvre admire son hypocrisie. Le couple regarde dorĂ©navant la guide avec un air inquisiteur, et acquiesce de la tĂŞte Ă  chacune des informations — la fin de la RĂ©publique, la difficile campagne d’Egypte, la deuxième campagne d’Italie, le retour de NapolĂ©on, le Consulat, vĂ©ritable tournant de l’Histoire — qu’elle glisse dans son propos. Ils sont, soudainement, arbitrairement, devenus les garants scientifiques du reste de la visite. Une large moitiĂ© du groupe n’a pas remarquĂ© cette passe d’arme qui se joue au premier plan. Ils Ă©coutent les audio-guides, flashent les QR codes, et suivent l’itinĂ©raire de la visite guidĂ©e. Avaient-ils trop peur de se perdre ? Le tableau sait que le musĂ©e est grand— il a dĂ©jĂ  changĂ© de place Ă  plusieurs reprises — et qu’il est aisĂ© de manquer une salle, ou deux. Mais entre le dĂ©pliant, le plan numĂ©rique qu’ils ont tĂ©lĂ©chargĂ© au prĂ©alable et l’audio-guide qui leur indique, Ă  la fin de chaque description, quelle porte prendre ou quelle nouvelle Ĺ“uvre aller voir… Il remarque, pour lui-mĂŞme — il n’est, de toute façon, pas en mesure de s’exprimer de manière intelligible — que ces gens doivent avoir un sens de l’orientation bien limitĂ©. La guide termine son propos. Elle rĂ©pond Ă  quelques questions du couple. Elle sait que c’est une interrogation, toutes les rĂ©ponses aux questions posĂ©es sont dans le guide qu’ils ont en main. Un visiteur, il ne fait pas partie du groupe qui a payĂ© pour la visite guidĂ©e, jeune, probablement Ă©tudiant, l’interroge sur une curiositĂ© qu’il a aperçue dans la salle. La guide essaie de lui rĂ©pondre, elle n’y avait jamais prĂŞtĂ© attention, ses collègues non plus, Ă  sa connaissance, mais la femme l’interrompt. Elle rĂ©pond Ă  cĂ´tĂ© de la plaque, c’est certain et l’étudiant et la guide Ă©changent un regard complice. Il prend congĂ© du groupe en souhaitant bon courage Ă  la guide. Elle devine comment il occupe ses Ă©tĂ©s pour payer ses Ă©tudes. La guide agite le drapeau bleu roi fixĂ© au bout d’une petite antenne tĂ©lescopique et le groupe se remet en marche.


La dispersion du groupe soulage les quatre personnes assises sur la petite banquette installĂ©e en face du tableau. L’œuvre ne se sent jamais plus Ĺ“uvre qu’à ces instants. On la croque, on la copie, on l’étudie, on la peaufine, on l’esquisse, on la scrute, on la dĂ©cortique. On ne l’atteint jamais. Elle aime ces regards aiguisĂ©s, posĂ©s sur elle, qui ont, pour ultime but, de lui faire perdre toute intimitĂ©. Ils n’y parviendront pas. Les croqueurs — trois femmes, un homme — Ă©changent et comparent leurs rĂ©alisations. Celle-ci pense que ce geste n’est pas le bon, celui-lĂ  trouve que l’œil du cheval n’attire pas assez le regard. Ils dessinent au fusain, ils ne le coloreront probablement pas. Ils se focalisent sur la figure principale. L’équidĂ© se cabre dans sa robe crème — non mais t’as vu la taille des fesses de mon cheval ? — une main gauche le tient fermement par la bride, une main droite, dirigĂ©e vers le ciel, encourage, ordonne, galvanise. La figure de l’homme est sereine, juvĂ©nile — on dirait un gamin le mien — et dĂ©terminĂ©e. DrapĂ© d’un manteau qui laisse s’engouffrer le vent — t’arrives Ă  lui donner du relief au tissu, toi —, parĂ© de son uniforme de gĂ©nĂ©ral de la RĂ©volution, coiffĂ© de la cocarde tricolore, armĂ© d’un sabre Ă  la mamelouk, NapolĂ©on Bonaparte se dresse. Le tableau jubile. Oh, il a Ă©tĂ© copiĂ© très tĂ´t, dès sa première rĂ©alisation. Lui-mĂŞme est une copie, il a Ă©tĂ© commandĂ© Ă  plusieurs reprises. Quel plaisir de se sentir si difficile Ă  reproduire, quelle joie de se sentir chef d’œuvre !


Un nouveau groupe vient s’installer devant le cadre, un peu plus bruyant, un peu plus nombreux, un peu plus grouillant. C’est une sortie scolaire. VoilĂ  qui finit de dĂ©courager les quatre apprentis d’un jour de David, qui referment leurs carnets Ă  croquis et s’accordent une pause en Ă©coutant la classe. Le brouhaha dĂ©tonne dans l’ambiance feutrĂ©e du musĂ©e, une agrĂ©able rupture. Le maĂ®tre gère bien les choses. Il est encore assez jeune, la trentaine passĂ©e probablement, ce qui ne l’empĂŞche pas de faire preuve, dĂ©jĂ , d’une belle expĂ©rience. Il fait asseoir sa classe devant le tableau, il les fait participer, il les fait s’approcher par petits groupes, il les fĂ©licite. Il se sent au moins tout aussi fier que le gĂ©nĂ©ral victorieux devant lequel il se trouve. Une fillette, Ă  droite, au troisième rang n’écoute pas du tout son professeur. Son regard vagabonde sur la toile, son esprit est au milieu des montagnes, sa main caresse la croupe du cheval. Elle se focalise alors sur ce qui est Ă©crit, en bas Ă  droite du cadre, c’est gravĂ© dans la roche. Elle s’éloigne du cheval, toujours cabrĂ© et bien en Ă©quilibre bien que ça fasse plusieurs minutes qu’elle le câline, s’accroupit sur les pierres claires et laisse glisser ses doigts sur les interstices. Personne ne la remarque. Elle reconnaĂ®t des lettres, elle ne sait pas les lire. Elle sort alors du cadre, revient dans la galerie du musĂ©e, lève haut la main, la tire avec son autre bras, pousse sur ses cuisses, la bouche entrouverte, interpellant l’instituteur. Il est indispensable qu’il la remarque, sa question est primordiale. C’est bon, il la voit, il lui donne la parole. Elle pose sa question, fait part de son extraordinaire dĂ©couverte. Elle se fait rabrouer. Elle ne comprend pas. Ils viennent d’en parler, c’est exactement ce qu’il vient d’expliquer. Comment peut-elle le savoir, elle Ă©tait, alors, dans les Alpes. LĂ  oĂą sont passĂ©s Hannibal, Charlemagne et Bonaparte, ce sont leurs noms qui sont gravĂ©s. Elle ne le saura pas, mais elle pourrait, elle aussi, dorĂ©navant, y graver son nom. Elle y Ă©tait, avec eux. Le tableau se prend de tendresse pour l’enfant. Il les aime, celles et ceux qui prennent le temps de le dĂ©couvrir par eux-mĂŞmes. Bien sĂ»r, ils ne surprennent jamais rien de nouveau. Il a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©, bien trop de fois dĂ©jĂ , de nombreux articles ont Ă©tĂ© publiĂ©s par les plus grand·e·s spĂ©cialistes. Mais ils sont chacun habitĂ©s par cette flamme, cette sensation intense d’avoir vu, trouvĂ©, dĂ©couvert ce dĂ©tail, cette particularitĂ© et de pouvoir s’en Ă©merveiller, comme s’ils Ă©taient seuls Ă  la connaĂ®tre. Un secret qu’ils partagent avec l’œuvre, un lien qui les unit Ă  jamais. Jaloux, malicieux, ils n’en parleront, la plupart du temps, qu’à la fin de la visite. Eh, sur le tableau de Jean-Louis David, tu les as vues, toi, les inscriptions gravĂ©es ? Et les soldats qui poussaient les canons ? Ils auraient pu le faire remarquer avant. Ils auraient alors brisĂ© l’intime relation qui venait de naĂ®tre entre eux et l’œuvre. Oui, le tableau les aime.

Les enfants se relèvent et s’éparpillent dans la galerie. Les dessinateurs en profitent pour finir de ranger leur matĂ©riel et s’en aller Ă  leur tour. Quelques touristes dĂ©filent devant l’œuvre, restent plus ou moins longtemps, lisent l’écriteau, le guide, le dĂ©pliant fourni Ă  l’accueil du musĂ©e ou ne lisent rien, puis s’en vont. Ils sont surtout venus pour la galerie, les appartements ou les jardins, pas particulièrement pour les tableaux. Un trio s’installe sur la banquette. Un couple et une accompagnatrice. Le couple passe une journĂ©e romantique Ă  Versailles, c’est elle qui la lui a offerte. Ils ont louĂ©, sur internet, les services d’une guide. Elle leur a fait un parcours avec les principaux points d’intĂ©rĂŞts du château, les plus romantiques surtout. La jeune femme est une admiratrice de Marie-Antoinette, depuis qu’elle a vu les films. Le couple ne veut pas passer trop de temps devant le tableau, alors l’accompagnatrice le prĂ©sente rapidement. La force qui s’en dĂ©gage, la puissance que l’on ressent, la magnificence du geste, du trait, de l’homme… Le modèle du portrait Ă©questre, cette impression que l’on pourrait, en fait, ĂŞtre devant une statue de marbre monumentale, l’empereur — futur, en fait. Oui, je fais partie de ces gens qui reprennent les guides — en majestĂ©, la dimension souveraine de l’art et son intemporalitĂ©. Le couple Ă©coute, passionnĂ©ment, en se tenant la main. Elle aborde maintenant Jacques-Louis David, le père de l’œuvre. Le tableau n’apprĂ©cie guère qu’on parle de « père Â». Il a Ă©tĂ© peint par ses assistants dĂ©jĂ . Quel père laisse d’autres hommes fabriquer ses enfants ? Quel père en fait faire des copies ? Quel père rĂ©alise son enfant sur commande ? Quel père pourrait se passer d’une mère ? Quel père dĂ©cide la manière dont il façonnera entièrement son enfant ? L’œuvre prĂ©fère qu’on lui attribue un peintre, un artiste, un crĂ©ateur, un concepteur, mais pas un gĂ©niteur. Le trio repart rapidement, leur visite est millimĂ©trĂ©e. Une promenade sur le grand canal les attend, dans le jour tombant.


La galerie se vide peu Ă  peu, la fin de journĂ©e approche. Deux jeunes femmes errent encore parmi les Ĺ“uvres, sous l’œil d’un gardien qui surveille sa montre pour dĂ©terminer Ă  quel moment il pourra, lĂ©gitimement, leur demander de partir. Elles se figent devant le « NapolĂ©on franchissant le col du Grand Saint-Bernard Â». L’une d’elle reste Ă©poustouflĂ©e devant cet homme qui a changĂ© la face du monde et posĂ© son empreinte sur la destinĂ©e de la France, ce qui flatte un peu plus encore le tableau. Elle admire le moment, la brillante campagne d’Italie, le stratège, maĂ®tre de l’art de la guerre, celui qui a fait de la France d’alors l’Etat le plus puissant au monde, capable de tenir face Ă  l’Europe coalisĂ©e. L’autre semble moins rĂ©ceptive, attisant la curiositĂ© de sa compagne.
« Je ne peux pas m’empĂŞcher de me poser la question, souffle-t-elle. Oui, l’œuvre est belle, l’homme est incontournable, mais est-ce qu’on peut encore, aujourd’hui, admirer la reprĂ©sentation d’un homme qui a plongĂ© l’Europe dans la guerre, Ă©tabli une dictature en France, rĂ©tabli l’esclavage dans les colonies, muselĂ© la presse et l’opposition, bafouĂ© la dĂ©mocratie en la vidant de tout son sens, tout ça sous couvert de prolonger la RĂ©volution, tout en amenant par son entĂŞtement au retour de la monarchie… Â»
Le gardien intervient alors, chemise retroussĂ©e, laissant apparaĂ®tre sa montre, une imitation plaquĂ©e or. Les deux jeunes femmes s’éloignent, laissant le tableau et cette question qui ne le quittera plus : « De quoi suis-je vraiment la reprĂ©sentation ? Â»


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5 Commentaire(s)

  1. […] Previous post: Le Tableau Posted Il y a par larathure […]

  2. Très dynamique ce texte pour parler d’art sans nous ennuyer ????. Super l’idée de faire du tableau un être pensant.

    1. Merci beaucoup ! Ravi que ce texte ne soit pas trop hors cadre !

  3. super ce point de vue !
    Comment ça l’artiste a fait peindre le tableau par ses assistants, c’est vrai ?
    J’ai apprĂ©ciĂ© ce moment de culture gĂ©nĂ©rale car l’histoire, l’Art et l’histoire de l’Art, ne sont vraiment pas mon rayon … ^^
    Attention parfois on se perd : dans le premier texte, « la femme » rĂ©pond Ă  l’Ă©tudiant : laquelle ? je crois qu’il s’agit de celle qui-sait-tout mais peut ĂŞtre mĂ©rite prĂ©cision… Dans cette partie, je n’ai pas forcĂ©ment apprĂ©ciĂ© le personnage de l’Ă©tudiant justement, lui aussi il juge les autres et il se croit mieux qu’eux.
    Sinon le dernier est mon prĂ©fĂ©rĂ© : l’interrogation sur le fond politique. Et finalement ça me fait aussi penser Ă  une autre question : peut-on aimer les « hommes » derrières les artistes (bon ça marche pas pour NapolĂ©on, mais concernant des auteurs ou autres artistes)

    VoilĂ  c’Ă©tait mon petit passage sur ce texte Ă©tayĂ© !

    1. Merci pour ton retour !!

      Ha ha, oui c’est vrai pour les assistants, mais c’est très frĂ©quent en fait !
      Oui, je vois pour la première partie de texte, pour moi les personnages sont clairs entre la guide, la femme, l’Ă©tudiant etc, mais je comprends qu’on puisse s’y perdre !

      Ah j’aime bien comment tu vois le personnage de l’Ă©tudiant ! C’est drĂ´le parce que je n’en ai pas la mĂŞme lecture du tout ! Pour moi, il est ambivalent parce qu’il apporte un soutien Ă  la guide en comprenant, sur l’instant, ce qu’elle vit, tout en ayant lui mĂŞme un comportement qui peut ĂŞtre dĂ©rangeant pour elle. De mon point de vue, il n’Ă©tait pas dans le jugement, dans le sens oĂą il reconnaissait une situation qu’il avait lui-mĂŞme l’habitude de vivre. C’est super intĂ©ressant que toi tu le vois comme ça !

      Il faut que je reconnaisse que j’ai Ă©crit ce texte avant tout pour le dernier paragraphe :p

      En tout cas, c’est toujours un plaisir d’avoir tes retours !! Merci !

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